:LO =00 ■o 'CD = CD I l1^ I co 'r* !**' *. . IU L'ITALIE. TOME I. Ouvrages nouveaux publiés chez le même Libraire. Mémoires sur la Vie de Nicolas Poussin, etc. etc. , par Maria Graham , traduits de l'anglais, i vol. in-8 ac- compagné du Portrait et d'une vue de la Maison du Poussin. Prix 4 ^r- Essai philosophique sur les Phénomènes de la Vie , par sir Charles Morgan , 1 vol. in-8 7 fr. Œuvres de Filangitri, traduites de l'italien. Nouvelle édition , accompagnée d'un Commentaire par M. Ben- jamin Constant, et de l'Eloge de Filangieri, par M. Salfi, 6 vol. in-8. imprimés par M. Pierre Didot l'aine. (Sous presse.) L'ITALIE, PAR LAD Y MORGAN TRADUIT DE L'ANGLAIS, JVIallieur au bon esprit dont la pensée altière D'un cœur indépendant s'élance toute entière , Qui respire un air libre, et jamais n'applaudit Au despotisme en vogue , à l'erreur en crédit. Mais ferme dans ma route , et vrai dans mes discours , Tel je fus , tel je suis , tel je seraitoujours. We travellers are in wery hard circumstances. IJ we say nothing but what lias been sani before us, we are dull ami we hâve ob- served nothing. IJ we tellany ihing new, we are laughed at as fabulons and romantic ; imt alloy ing eitherfor the différence oj raids ( m hich «fjords différence ofcompahy), or more curiosity, or change oj customs i/iat happens every tv enty years m every country. (Lady M. W. Montagce.) TOME PREMIER. A PARIS, CHEZ PIERRE DUFART, LIBRAIRE. QUAI VOLTAIRE, N° 1 9. M DCCC XXI, .,.' A ■ V/.| AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR. J_je présent ouvrage a été composé d'après un journal fait pendant une résidence en Italie , dans les années 1819 et 1820. Les Notices sur les lois, la statistique et les disputes littéraires, ainsi que l'Appendix sur l'état de la médecine, ont été ajoutés à la requête de l'auteur par sir Ch. Morgan. a ITALIE. CHAPITRE PREMIER. ESSAIS HISTORIQUES. L'Italie sous les Lombards. — Sous les républi- ques. — Sous la domination de l'Espagne et de l'Autriche. — A V époque de la révolution française. .Les fables de l'antiquité donnent à la pénin- sule d'Italie un âge d'or; et l'histoire ancienne de ce pays , plus accréditée , quoique assez va- gue, l'a peuplé de tribus confédérées, et nous montre de riches moissons, de nombreux trou- peaux, dans ces mêmes campagnes, mainte- nant stériles et couvertes de marais pestilen- tiels. (]) (i) « In un climacaldo l'irrigazione è la naturale nu- k tricede l'agricolturaj maquesto preziosodono non puo « ottenersi senza permanenti lavori e continue difese , « la cui negligenza produce oggidi in quelle medesime «< provincie in cambio di félicita l'insalubrità e la mi- « séria. » Micxu , l'Ilalia avanti il dominio dci Romani. Vol. I , p. 23 1. « Dans un climat chaud , l'irrigation est la nourrice I. I 2 ESSAIS HISTORIQUES. Les Etrusques, occupant le vaste et déli- cieux pays renfermé entre l'Arno et le Tibre, devancèrent tous les états environnans dans la civilisation. Leur carrière fut courte et bril- lante. Braves, industrieux et unis dans leur origine; corrompus, efféminés et divisés dans leurs progrès , ils ont prospéré par leur union , et leurs divisions les ont fait succomber : mais ils étaient encore à l'Italie ce que les Athé- niens avaient été à la Grèce, quand du milieu des villages agrestes et belliqueux du Latium on vit Rome s'élever. Une association fortuite de voleurs et de bannis, vile dans son origine, barbare dans ses institutions, devint maîtresse de la terre. Subjugués par la valeur romaine, les états d'Ita- lie cessèrent d'exister; l'Europe fut soumise jusqu'à ses limites alors connues, et presque tout le monde civilisé reconnut l'empire des descendans de Romulus. La dissolution de la plus puissante combi- naison sociale qui ait jamais existé, est au naturelle de l'agriculture; ruais ses bienfaits ne peuvent être obtenus l'auberge de Lans-le-Bourg, ce continent glacé , ces neiges , ces glaces profondes où des armées entières avaient été englouties. En face de la porte, on distinguait une trace noire qui mar- quait la place de l'ancien chemin par lequel le voyageur tremblant était transporté dans les paniers d'osier, sur les épaules des porteurs de la Novalèse et de Lans-le-Bourg , qui se trou- vaient réduits à l'état de bètes de somme, et qui , pour se donner des forces contre les ri- gueurs des élémens, employaient des moyens qui mettaient souvent en danger leur exis- tence-et celle des personnes confiées à leurs soins (i). Les peaux d'ours, les porteurs ivres, les précipices glacés, les jeunes loups, et les voitures disloquées, étaient nos idées domi- nantes , quand , en entrant dans la cour de l'hô- tellerie, nous trouvons notre chaise bien en- tière , quatre chevaux et deux petits posti lions éveillés, dont l'impatient Allons , monsieur', allons, madame, rappelait le jargon technique ( i) « Sur les plus effroyables pre'cipices du Mont-Cénis, îe démon de la discorde , sous la forme d'un vin aigre , se glissa parmi nos sauvages alpins, et les induisit à nous attaquer dans nos chaises, Gray et moi : ils le jetèrent à mes côtés, contre un rocher où il y avait à peine place pour un pied fourchu. » Correspondance de TFalpole. li PASSAGE DES ALPES. des premières postes après Paris. Leur st , st fit partir les chevaux, et nous montâmes au grand trot, un large , doux et superbe chemin qui, pratiqué sur les hauteurs les plus péril- leuses de ces imposantes régions, surpasse les routes militaires de l'antiquité , et fait honte aux routes pavées de la France moderne, qui ont été construites au prix de la dégradation d'un peuple (i). Le chemin était couvert de neige quand nous passâmes; mais les haies marquaient sa largeur de chaque côté, et la facilité de sa montée tournoyante prouvait la hardiesse , le génie et la perfection avec les- quels il avait été conçu. A certaine distance s'élèvent des asiles (maisons de refuge) contre la tourmente ou l'avalanche, et les cantonieri se présentent avec leurs pioches et leurs pelles pour donner cou- rage, si leur secours n'est pas nécessaire. Une maison de poste et une caserne disputent le terrain aux ours et aux loups, et la prompti- tude de tout le passage rend les gants et les bas de castor, et les autres précautions contre le froid, entièrement inutiles. Tout ce qui offrait dangers, souffrances, difficultés, il y a vingt années, est maintenant sûr, facile, com- (i) La corvée. TASSAGE DES ALPES. 4^ mode; mais sûr au-delà des chances acciden- telles, et réellement sublime au-delà de la pensée humaine. Princes légitimes , souve-* rains par le droit divin , maisons d'Autriche et de Savoie, qui de vous a fait cela? En est-il un seul parmi vous, descendans de Barberousse ou d'Amédée, qui ne puisse en toute assu- rance branler sa tète innocente, et répondre: Tu ne pourras pas dire que c'est moi qui ai fait ce/a? Non, et le monde ne vous en accusera pas. Quiconque a voyagé loin et vu beaucoup, sait se défier des promesses des livres, et doit ( à l'égard des efforts les plus admirables du travail humain ) avoir senti combien l'espé- rance surpassait la jouissance; mais avec la nature, on n'est jamais désappointé. Ni la mé- moire, ni l'imagination des auteurs ne peuvent aller au-delà des sensations que font naître les images qu'elle présente. Si les sentimens géné- raux peuvent être jugés d'après des impres- sions individuelles, l'Italie, avec tous ses tré- sors des arts et ses associations historiques, n'offre rien qui puisse frapper le voyageur comme les Alpes contemplées en montant le Mont-Cénis ou le Simplon : on sent en ce mo- ment la pauvreté réelle de son imagination, et ses limites étroites. L'aspect du monde maté- riel qui se déploie aux regards est tel, que le 46 PASSAGE DES ALPES. génie, clans sa pins hante exaltation, doit avouer son impuissance, à coté de cette œuvre de la création primitive dont la grandeur n'a ja- mais été et ne sera jamais imitée. La sensation que cet aspect produit est trop forte pour être agréable, et trop intense pour qu'on puisse la conserver long-temps. Quand tout est nouveau, la nouveauté perd son charme; quand il n'y a aucun danger actuel, la sécurité de raisonne- ment ne défend pas des terreurs imaginaires ; et ces preuves glorieuses de l'industrie humaine, qui se montrent à chaque pas, perdent leur force devant la terrible possibilité contre la- quelle elles combattent, et qui peut rendre inutiles les précautions les plus ingénieuses des talens et de la philanthropie. C'est en vain que les barrières et les arches s'élèvent, que le gouffre est comblé, le précipice aplani; l'œil se ferme, et la respiration s'arrête tant que la fierté sauvage des scènes éloignées peut créer une idée de danger prochain. Ici l'expérience prouve la fausseté de cette assertion si répan- due, que l'esprit s'agrandit par la contempla- tion des grands ouvrages de la nature, et pro- duit des pensées That wanders through, eter- nitj.{\) (0 " Qui se perdent dans l'éternité. » PASSAGE DES ALPES. 4? L'esprit n'est point élevé par de telles scènes : forcé de se replier sur lui-même, il est frappé de sa petitesse; ces masses énormes dans leurs sublimes difformités, s'écartant des propor- tions jusqu'alors connues, réduisent l'homme à ce qu'il est réellement, un atome. Dans ces régions, rien n'est conforme à lui, tout est en opposition avec le but de son existence, tout, rappelle ces convulsions élémentaires qui en- traînent ce qui vit et respire dans le renverse- ment général de la nature inanimée. Les agens de la destruction grondent autour de lui ; les objets qui l'environnent ne paraissent faits que pour former la tempête, lancer l'avalan- che, fomenter le tourbillon et attirer la foudre; jusqu'à l'instant où des efforts convulsifs agi- tant leur sein mystérieux, ils se brisent, rou- lent, brûlent, pour s'arrêter ensuite dans un calme effrayant, offrant la preuve des change- mens échappés aux traditions humaines, dé- montrant en caractères irrécusables la fausseté des calculs et la vanité des systèmes. Mais si des générations successives ont pu laisser in- connus les mystères des Alpes et leurs neiges éternelles, gloire immortelle aux braves qui ont surmonté d innombrables dangers dans ces régions où le froid produit V effet duf eu, pour s'opposer aux ennemis des droits de leur pays! 48 PASSAGE DES ALPES. gloire à ceux qui, en grimpant sur des hauteurs où l'aigle n'avait jamais volé, où le chamois n'avait jamais osé s'élancer, ont fait répéter le cri de l'indépendance nationale à des échos qui n'avaient encore répondu qu'au hurlement des loups et au bruit des avalanches! (i) Recon- naissance, aussi éternelle que les neiges du Mont-Blanc, à ceux où à celui qui, animé par des obstacles contemporains de la création, fit sauter le rocher, perça le granit, combla le torrent, et qui , disputant à la nature, dans sa plus grande puissance, son droit de séparer l'homme de l'homme, traça dans le désert un large chemin pour la civilisation! Mais après vin si grand ouvrage, un plus grand encore res- tait à faire. — Pour faciliter la communication des connaissances, et répandre d'un pôle à l'autre les doctrines de la liberté civile, le monde réclamait une presse libre : celui qui a tant fait n'a pas fait cela. — Celui qui a nivelé des montagnes, détourné des torrens , qui a fait plus enfin que mille siècles de domination (i) « Les pièces d'artillerie et les caissons furent j)orte's à bras : les grenadiers , arrivés au sommet du rnont, je- tèrent en l'air leurs bonnets ornés de plumets rouges ; un cri s'élève de l'armée: Les Alpes sont franchies!» Campagnes d' Italie , 1796. PASSAGE DFS ALPF.S. Z}9 féodale, de toutes les oeuvres qu'il lui était possible d'achever , a laissé la plus noble en arrière. Par ce seul faux calcul, imité des sys- tèmes qu'il avait détruits et des hommes qu'il avait renversés, il tomba lui-même, et reste maintenant dénué de pitié et de recours (1), victime des maximes qu'il a rétablies, et de la politique dont il a conservé les principes. La construction des grandes routes est un des principaux moyens de civilisation, et l'uti- lité de cet art, mieux senti qu'entendu dans les temps barbares, a été assez appréciée pour que l'Eglise en fit un objet de monopole (2). Bâtir un pont ou défricher une forêt, étaient des actes qui procuraient le salut dans l'autre monde comme dans celui-ci; et les pécheurs cou- ronnés ou titrés, pavaient littéralement leur voie au ciel , et parvenaient aux portes du (1) « Unrespited, unpitied , unfeprieved. >• (2) Quelques restes des cantonieri, ou ulricitlarii ( ainsi nommes à cause de leurs radeaux pour traverser les rivières , qui étaient soutenus par des jieaux remplies d'air), établis dans les Gaules sousles Romains, se voyaient encore dans la première partie du moyen âge, en Pro- vence , où ils habitaient les bords des rivières et des nui- rais ; mais il n'était pas toujours sûr de se fier à leur adresse; et, sous le prétexte de passer un voyageur sur l'autre rive, ils l'envoyaient souvent djn^ l'autre monde, 1. 4 'JO PASSAGE DES ALPES. paradis en faisant des chemins sur la terre. Saint Benoît fondait sa canonisation en po- sant la première pierre du fameux pont d'Avi- gnon , qui, suivant le pape Nicolas v, fut érigé par l'inspiration du Saint-Esprit. Les frères pontifes se formèrent, avec leurs briques et leur mortier, une réputation qui rendit leur ordre le plus opulent, et le plus révéré de ce temps (i), et les vice-gèrens de Dieu sur terre, ne trouvèrent point de titre plus noble pour indiquer leur pouvoir, que celui qu'ils empruntaient des prêtres et des empereurs romains, pontifex maximus , ou grand bâtis- seur de ponts. Mais si quelqu'un mérite cette épithète significative, c'est plus que tout autre celui qui a construit des routes, éclairci des (i) «< Pontifices egoà ponte arbitror j nam ab iis subli- « cius est factus prirauin , ut restitutus , saepè cum ideo « sacra et uls et cis Tyberim non mediocri ritu fiant. » Varro. De Liing. la tin a , l. 4- Il est cependant probable que dans les temps barbares des Romains , les prêtres importés avec la religion des pays plus civilisés, étaient seuls capables de construire une arche. Les architectes gothiques du premier siècle , à qui nous devons nos plus belles cathédrales , étaient également des prêtres. Si cette conjecture est juste, le terme de pontife nait d'un fait général, et non d'un fait particulier PASSAGE DES ALPES. £> T forêts, et bâti des ponts depuis les Alpes jus- qu'aux marais Pontins. Nous trouvâmes la plaine où se termine la montée du Cénis , cou- verte de neige. Son lac si fameux pour les excel- lentes truites, était une pièce de glace. Les fe- nêtres de la poste, de l'auberge, du couvent et île la caserne ( seules fabriques de la colonie établie dans ces froides régions ) , étaient dé- fendues par des volets bien fermans. Un frère et quelques soldats allaient et venaient triste- ment. Une vieille femme nous offrit des mu- guets sans parfum , en les nommant Jîori cil Cenisa; et quelques petits enfans étaient assis sur les marches du monastère, ayant de la neige jusqu'aux genoux. L'air était raréfié, et le ciel d'un bleu égal et très-foncé. Malgré tout ce qui avait été fait pour prévenir les dangers et parer aux incommodités, la désolation ré- gnait sur la scène dans toute son horreur. Le premier pas de la descente n'était nulle- ment propre à adoucir les sensations pénibles. La route tournoyante et rapide, suspendue au- dessus d'immenses abîmes, est élevée sur des terrasses placées les unes sur les autres; une arche jetée sur un précipice que l'on traverse sans crainte quand on y est arrivé, parait de loin à peine praticable pour le pied du cha- mois. 5à PASSAGE DES ALPES. Des rochers arrachés , jetés ça et là , et des ex- cavations profondes, sont les vestiges de pro- jets plus étendus, que les obstacles naturels ou les changemens politiques ont fait abandon- ner. Des toirens de neiire fondue vont un bel individu de l'espèce des chameaux léo- pards (giraffes) : les oiseaux étaient en plus grand nombre que toutes les autres classes. Nous eûmes beaucoup à nous louer de la po- litesse de M. Borson, professeur de miné- ralogie; et le professeur Caréna, auteur d'un ouvrage d'un grand intérêt (sur l'analogie des lois qui gouvernent les forces morales et physiques) (i) , eut pour nous des bontés qui ne cessèrent qu'à notre départ de Turin. La situation du Piémont, dans le voisinage de la France , est très-favorable pour la culture des sciences; et ce peuple naturellement intel- ligent, a tiré de grands avantages de son amal- game temporaire avec les Français. Après la première réaction qui suivit la restauration, la cour se vit obligée de reprendre quelques parties du régime précédent. Le comte Balbo fut mis à la tête de l'instruction publique; et ce digne seigneur a réussi à conserver et à ren- forcer certaines améliorations qui avaient été momentanément suspendues. Quoiqu'il soit maintenant appelé à de plus hautes distinc- tions, son esprit est trop profondément péné- (i) Essai d'un parallèle entre les forces phjrsiques et les forces morales , par Hyacinthe Garena , Turin, 1817, à l'imprimerie royale. PIEMONT. tic de l'importance de l'éducation nationale, pour qu'il ne continue pas de protéger tout ce qui peut tendre à son extension et à sa meil- leure direction. Les deux petits théâtres qui se trouvaient ouverts lors de notre passage à Turin, n'of- fraient rien de remarquable; ils étaient som- bres et malpropres, et n'auraient eu aucun at- trait, sans le jeu excellent de la Marcolina, dans l'opéra - comique dont elle était prima donna. Le grand opéra était fermé à cause de l'absence de la cour. Considéré depuis long- temps comme une propriété privée de la cou- ronne , il a subi l'épuration générale qui a suivi la restauration, et il est exclusivement réservé pour la noblesse ; la reine présidant à la distribution des loges, et fixant leur prix. Sa liste décide du nombre de quartiers exigés pour occuper les rangs aristocratiques du pre- mier et du second cercle , et détermine le point de roture qui relègue les piccoii nobili au troisième rang de loges. Nous allâmes voir ce théâtre de jour, et n'ayant point encore vu ceux de Milan et de Naples , son étendue et sa magnificence nous frappèrent. C'est ef- fectivement la troisième salle de spectacle d'Italie. La routine de tout voir et de tout mon lier ne commence pas encore à Turin, où peu de voyageurs restent plus d'un jour ou deux. Les palais de la noblesse de cette ville ne sont point sur le, catalogue des Ciceroni; et nous avons dû les occasions que nous avons eues de juger de la richesse et de l'élégance de quelques-uns de ces édifices, à l'hospitalité de leurs proprié- taires , plutôt qu'à notre curiosité, ou aux indications d'un valet de place. Le seul cabinet de tableaux notable, est celui du marquis de Prie, fils de cette dame dont les charmes re- tinrent si long- temps Alfiéri dans ce bizarro e tor mentis s imo stato (i) qui était après tout le mieux approprié à ce caractère qu'il a lui-même si bien décrit (2). Les palais de Prie et d'Alfiéri sont précisément en face l'un de l'autre, à l'extrémité de la place Saint- Charles (3); et le marquis nous montra la fe- nêtre où Alfiéri passait les nuits et les jours dans la contemplation de la demeure d'une maîtresse dont il trouva bientôt les chaînes si insupportables. Il fallait alors un bien léger effort d'imagination pour croir/e qu'un vieux (1) «État singulier et plein d'angoisses. » (2) « Impetuoso , intollerante e superbo carattere. m Caractère impétueux , fier et sévère. (3) Au coin cle la Contrada del Ospedale. '• 7 0,8 PI1M0JNT. sopha de satin vert, de la chambre de la mar- quise, était le même que décrit A lfiéri, comme ayant été le dépositaire de sa première tragé- die, qui restait oubliée de son auteur, et in- connue au public depuis plus d'un an, quand un accident la fit découvrir, (i) Les villas de la noblesse de Turin couron- nent les montagnes environnantes : elles ajou- teraient peut-être au charme du paysage, si elles ne remplaçaient pas les beautés natu- relles par des jardins entourés de murs, des allées régulières, et des pavillons d'été du plus mauvais goût. La villa délia Iiegina (villa de la Reine) est remarquable par la beauté de sa situation. Elle s'élève sur la plus riante des collines qui entourent la capitale de leurs ondulations infi- nies. Cette retraite, moitié ornée, moitié négli- gée, sans tomber tout-à-fait en ruine, est assez solitaire et assez sauvage pour ôter toute idée d'une résidence royale et du voisinage d'une (i) Les Piémontais sont justement fiers du poète Alfieri, quoique le roi ait disgracié sa mémoire. La sœur de cet homme célèbre existe encore , et on lui a donné dans la société le nom de la J^espa (la Guêpe) , à cause de la tournure piquante de son esprit. Elle a cessé depuis long- temps d'aller dans le monde , mais nous l'avons souvent rencontrée au Cours. PILMOJVT. (jo grande ville, quoiqu'elle soit souvent visitéepar la reine. Elle offre un bizarre mélange d'aban- don et de magnificence; ses colonnes ioniques, sesplafondsdorésetsesmuraillespeintesà fres- que, contrastent avec l'ameublement qui serait relégué au garde-meuble en Angleterre. Nous vîmes dans la chambre de S. M. une commode vermoulue, près d'un cabinet orné de pierres précieuses, et un vieux sopha sur lequel la Lassitude elle-même aurait refusé de s'asseoir, à côté d'un soubassement de marbre. Une suite de portraits de la famille royale actuelle sem- blait avoir été peinte par la main qui exé- cuta les sept miss Flamborough avec leurs sept oranges. ( i ) Au-dessus de la villa de la Reine on aperçoit le grand couvent des capucins, et au-dessus de tout, celui des camaldules (2). Les palais, les villas, les monastères étalent ainsi en amphi- théâtre leurs beautés variées , entourant la riche plaine qui s'étend jusqu'à Rivoli; et le Pô décrit ses contours majestueux à l'ombre de ces Alpes gigantesques dont les torrens enflent ses eaux , et qui , couronnées de leurs neiges éternelles, dominent sur l'ensemble du paysage. ( 1) Voyez le Ministre de JVahefield (Goldsmith). (1) Actuellement restauré. ÎOO P1EMOJNT. CHAPITRE IY. PIÉMONT. Etat de la société avant la révolution. — Chan- gemens opérés par les Français. — Retour du roi. — Constitution du comte Cerutti. — Etat présent de la société. .L'obscurité clans laquelle se perd l'origine de la maison de Savoie , prouve, dit-on, son anti- quité. Ses historiographes n'ont pas encore pu décider si S. M. sarde actuelle, roi de Cypre et de Jérusalem , duc de Savoie, de Piémont et de Gênes, est un descendant direct du grand Witikind, ou d Humbert aux blanches mains (sobriquet qui prouve la rareté de cette qua- lité dans les anciens temps, soit que nous la prenions dans le sens littéral ou figuré); ce qui est certain, c'est que la petite contrée agreste et volcanique de la Savoie, quoique dépen- dante accidentellement de la France ou de la Bourgogne , et gouvernée par les comtes de Maurienne, qui avaient pris le nom du canton le plus romantique de ce pays, fut presque toujours sous l'influence de l'Allemagne. L'em- pereur Charles Ier 1 érigea en duché, dans la PIÉMONT. IOt personne d'Amédée vu, petit-fils du comte Vert. La principale source de grandeur de la maison de Savoie, était la position de ses petits do- maines qui faisait de leur souverain le gardien ou geôlier des Alpes, et en lui donnant le moyen de fermer ou d'ouvrir ce passage im- portant, rendait son alliance considérable aux Guelfes et aux Gibelins, aux Français et aux Bourguignons avec lesquels il se liguait sui- vant ce qu'exigeait son intérêt. Avec cette source géographique de richesses et d'alliances utiles,les princes de Savoie, tan- tôt par des brigandages, tantôt par des entre- prises valeureuses , étendirent leurs posses- sions dans la Tarentaise et le Piémont , où ils plantèrent définitivement leurs tentes dans une situation plus riante que celle de leur an- cienne ville de Chambéri. Cette augmentation progressive des domaines des comtes de Mau- rienne est consacrée par ce dicton d'un de leurs descendans, savoir : « Que l'Italie serait « mangée feuille à feuille comme un artichaut. » Elle Ta été en effet, et il est probablement ré- servé à l'Autriche d'éprouver à quel point sera amer ce dernier morceau qui reste à dévorer. Par la quadruple alliance signée à Londres en 17 18 , les ducs de Savoie et de Piémont fu- rent faits rois de Sardaigne, et cette île leur 102 PIÉMONT. fut cédée par l'interposition de notre reine Anne : de même que les Anglais ont depuis conféré à S. M. sarde le duché de Gènes, et livré également, au mépris des droits des na- tions, les chrétiens de Parçja au musulman Ali-Pacha. Il est bien humiliant de trouver ainsi l'Angleterre mêlée dans les affaires poli- tiques les plus honteuses, accomplissant des œuvres dont les cabinets les plus perfides rou- giraient de s'avouer les inventeurs. Mais la folie et la perversité de semblables actes ne sontrien au prix de l'hypocrisie qui les accom- pagne. Les crimes, comme produits d'une vo- lonté forte, s'allient quelquefois à l'énergie, à la fermeté, tandis que ceux qui prennent de faux prétextes de vertu et de piété, qui affec- tent la modération et la justice pour remplir des vues iniques, joignant la lâcheté à la mé- chanceté, se rendent aussi méprisables aux yeux des hommes que coupables devant la Divinité. C'est d'après des transactions aussi criminelles que le roi de Sardaigne prend le titre de roi de Cypre et de Jérusalem; mais il est plus généralement connu en Italie sous le nom de roi des sardines, (r ) ( i ) Les sardines font le principal article du commerce de la Sardaigne. PIÉMONT. I(>'3 En 1 So'à , sur l'abdication de Charles-Emma- nuel ( qui mourut dernièrement à Rome sous Thabit de moine ), son frère Victor-Emmanuel, actuellement régnant, monta sur le trône. Le mariage de ce prince avec Marie-Thérèse, ar- chiduchesse d'Autriche ( digne fille de cette impériale maison ) , la confirmé dans tous les principes qu i ont armé si souvent leurs familles pour le soutien d'une cause que leurs ancêtres respectifs, les comtes Verts et les Barberousses de différens âges , leur ont léguée avec leurs états. A l'époque de la révolution, la cour, le royaume , l'aspect général de la société, en Pié- mont, étaient précisément ce qu'ils avaient été pendant des siècles; et les formes anciennes, les institutions gothiques y étaient semblables à celles qu'offrait l'Europe féodale des temps barbares. Le souverain était purement despo- tique, la noblesse jouissait des privilèges les plus exclusifs; le clergé, d'une influence di- recte et indirecte, extrêmement puissante, et le peuple, vassal plongé dans l'ignorance la plus dégradante, était soumis à une obéissance pas- sive. La population entière était militaire, de- puis le prince jusqu'au paysan; et le fier cou- rage de cette nation, toujours brave, était considéré comme une marchandise courante I0Z( PIEMONT. de l'état, et loué au dehors dans toutes les occasions où son service pouvait être payé. Tel était le système général, qui cependant a eu différer) s degrés d'abus et de désordres. De tous les petits despotismes d'Italie, le riémont semble avoir été le plus complet, le plus parfait, le plus serré; en un mot c'était un despotisme de poche. Le noble était là plus puissant sur ses vassaux, et le roi sur ses no- bles, et la chaîne de dépendance tellement en- trelacée , qu'il était difficile de découvrir son commencement et sa fin (i). Les ducs de Savoie (i) Les divers motifs qu'Alfiéri a eu d'abandonner sa patrie, développés dans plusieurs endroits de ses intéres- sans Mémoires, donnent l'histoire entière du despotisme du plus petit de tous les rois de V Europe. « Les chaînes de ma servitude native, dit-il, m'ont toujours été odieuses et pesantes , surtout ce précieux privilège des nobles feu- dataires, qui les obligeait à demander le consentement du roi pour quitter ses domaines, même pour un très- court espace de temps : permission souvent obtenue avec beaucoup de diiïicultés, et toujours limitée. » {Vita d ' Aljieri , p. 2.5o. ) Il appelle Turin : « Il mio malsortito nido natio , « quello nobile carcere, » il despotico governo sotto cui « mi era toccato di nascere ». « Le lieu infortuné de ma naissance, — «cette noble pri- son » — le gouvernement despotique, sous lequel le sort a voulu que je naquisse. » PIÉMONT. Io5 et lesrois de Sardaigne, obliges de maintenir leur existence précaire par un état de guerre perpé- tuel et des alliances ménagées avec adresse, étaient constamment en campagne, et n'avaient ni loisir ni goût pour la culture des arts et des sciences : d'autre part leurs moyens étaient si bornés , ils étaient si dépendans de leurs puis- sans voisins, que toutes leurs institutions se sont ressenties de cette servitude. La vivacité et l'intelligence naturelle de leurs sujets ont pu seules les empêcher de tomber dans un état d'ignorance honteuse, qui les aurait mis au- dessous même des pirates barbaresques , pour les lumières et la civilisation. La haute noblesse qui composait exclusive- ment la cour, quoique esclave du roi, était, dans la petite sphère de son existence, la plus puissante de cette classe en Europe. Toutes les places honorifiques ou lucratives étaient ré- servées aux nobles; eux seuls pouvaient avoir des loges à l'Opéra, ou danser dans les bals publics, distinctions frivoles pour ceux qui en jouissent, mais très-vexaroires pour ceux qui en sont exclus. Beaucoup d'autres privilèges de ce genre étaient ajoutés à ceux-ci : le noble qui aurait perdu sa caste en admettant un citoyen dans son palais, avait le droit d'entrer dans les maisons bourgeoises toutes les fois qu'on y lOÔ PIÉMONT. célébrait dos fêtes, et que des instrumens de musique y étaient entendus. Ce droit allait même jusqu'à s'y faire recevoir d'autorité, en cas que leur société ne fût pas agréable aux maîtres du logis. Nés soldats, ils étaient assu- jettis à une espèce de conscription qui les em péchait de se livrer à aucun projet d'existence domestique. Toute l'éducation qu'ils recevaient à l'Académie royale se bornait en général à savoir danser, faire des armes, et monter à cheval; et tandis qu'ils étaient ainsi dévoués à l'ignorance et à la paresse, leurs principes inoraux étaient sapés par les fondemens; car il existait une loi qui, en leur défendant de vendre une seule acre de leurs terres sans l'as- sentiment du roi , leur permettait de refuser de payer leurs dettes quand ils manquaient d'argent, ou de probité. Le jeu était le vice qui dominait depuis le souverain jusqu'au moindre de ses courtisans. Des banques de pharaon étaient tenues ouver- tement ; les di amans , les effets précieux étaient mis en gage, quand tout le reste était perdu; et les sommes énormes, gagnées par les nobles piémontais sur les jeunes Anglais qui visi- taient la cour de Turin , ne pouvaient sauver les premiers de la ruine causée tôt ou tard par cette funeste passion et îa négligence de leurs affaires. PIÉMONT. IO7 Le lien du mariage n'était plus qu'une con- vention de pur intérêt. La coutume ( d'abord établie par la mode, ensuite consacrée par l'an- cien usage) de négliger sa femme pour entrer au service de celle de son voisin, en détruisant la morale , ôtait à l'amour ses charmes les plus doux : cette galanterie autorisée n'avait plus rien dépiquant; et les amans étaient aussi stupi- dement constans, que les maris étaient ouver- tement infidèles. « Chacun se contente de la dame qu'il sert, » dit le libéral Lalande; mais il n'est pas question de la dam equ'onaime. Le vice se trouvait ainsi soumis aux restrictions de la vertu , et supportait ses privations sans obtenir ses récompenses. L'orgueil, l'ignorance, les préjugés devaient naturellement distinguer un tel état social; et la satiété, la pauvreté, le mécontentement en étaient les résultats inévi- tables. Cependant c'est cet état social , dont un Anglais, un ecclésiastique, trouve la perte irré- parable pour la jeunesse anglaise (1), dans le cours de ses voyages. Les hommes éclairés de ce (1) << L'académie de Turin , où les étudians étaient considérés comme partie de la cour , et admis à tous ses bals et divertissemens , mettait cet avantage ( l'admission dans la société) entièrement à leur portée ; et sous ce rap- port, comme sons beaucoup d'an très, elle était trèq- Io8 PIÉMONT. pays se séparaient volontairement de ces com- pagnies vaines et dépravées. Les Salluzzi te- naient leur petite académie dans l'intérieur de leur palais ; les Ricolvi , les Ravautelli restaient ensevelis dans leurs ruines classiques; les Cignas, les Lagrange, les Al lion i ne quittaient guère leurs cabinets ou leurs jardins botani- ques : Beccaria, le sublime Beccaria, dégoûté de tout ce qui le rattachait au misérable coin de terre qu'il avait le malheur d'habiter, n'a- vait de communications qu'avec les astres, dont la lumière et la pureté se réfléchissaient dans son esprit brillant et noble; et Alfiéri , dans la chaleur d'une indignation trop bien fondée , cédant aux inspirations d'un génie vraiment indépendant, fuyait sa terre natale pour n'y jamais rentrer, léguant à la posté- rité l'expression de sa haine, de sa pitié, de son mépris pour un gouvernement et une cour dont l'existence était incompatible avec la liberté qu'il adorait, et la vocation qu'il avait embrassée, (i) supérieure à Genève , ou les jeunes Anglais de distinc- tion étaient trop souvent envoyés pour y apprendre le français et le scepticisme. Eustace, vol. 4- (i) Alfiéri a créé un grand nombre de mots pour ex- primer ses sentimens sur le système piémonlais. Il dit PIÉMONT. IOQ Les Piémontais formèrent l'avant-garde de la coalition continentale. Ils avaient été les premiers à entrer en France. Chassés de la Savoie, ils continuèrent à résister dans les Alpes italiennes; et il est généralement reçu que l'armée piémontaise a été le plus ferme boulevard contre les forces foudroyantes des légions françaises. Tandis que les petites prin- cipautés d'Italie se séparèrent de l'intérêt commun, et firent leur paix, comme Parme , Modène, Florence, le Piémont maintint son intégrité; et quand il céda, ce fut par l'effet d'une ancienne déférence pour la France , et surtout parce que les maux qu'il ne connais- sait pas ne pouvaient pas surpasser ceux qu'il éprouvait. Le roi s'enfuit; Turin capitula sans la formalité d'un siège , et les Français avant qu'il s'efforçait de se dépiémontiser (spiedmontizzarmi); de se dévassaliser (dûvassalarmi ). Il laissa son bien à sa sœur , et s'établit à Florence , se résolvant à écrire des tragédies et à dompter des chevaux pour subsister, plutôt que de jouir de son rang élevé et de sa fortune sous un tel ordre de choses. Un de ses motifs pour prendre ce parti, était la nécessité de cacher ses ouvrages, qui ont fait tant d'honneur à l'Italie; car il existait une loi qui défendait de publier des livres sans licence , même dans l'étranger, sous peine d'amende, et même de punition corporelle, quand le cas le requérait. {Vita, 252.) I IO PlLMOiNT. pris possession du royaume, le Piémont fut organisé en république, et toutes ses an- ciennes institutions tombèrent en un instant. La réforme accompagnait la conquête ; et les mesures les plus judicieuses guérissaient les plaies que l'épée de la victoire avait infligées à l'amour-propre national. Bonaparte était en- core, ou affectait d'être, un général républi- cain; et la révolution s'acheva avec sagesse et modération. L'archevêque de Turin, del Signori , fut appelé pour donner ses conseils sur la nouvelle organisation ecclésiastique. Ce fut lui qui donna le pouvoir au clergé régulier, après la suppression des ordres , de vivre sécu- lièrement; qui le dispensa des vœux, et le réunit à la masse de la société, en lui ren- dant tous les droits dont il avait été privé. Sa Lettre pastorale aux religieux des deux sexes est encore admirée à Turin, comme un chef- d'œuvre de simplicité et d'éloquence; et les observations qu'il y fait sur les distinctions fantastiques d'habillement qui marquaient avec ostentation la séparation d'avec le reste du monde, sont aussi philosophiques que bienveillantes (i). Il abolit les vœux de pau- (i) a Abito secolare di colore e di forma modesta è edi- «< fiante, siete dispensato del \oto di povertà per cjuanto PIÉMONT. I I I vreté et de mendicité , et encouragea les moi- nes à ajouter par leur travail à la modique somme qui leur était allouée par le nouveau gouvernement, en les exhortant à éviter les dettes et à se procurer l'indépendance par une sage économie. Le peuple vit cette réforme avec joie, quels que pussent être les regrets du clergé. La sup- pression des riches couvens des jésuites et des capucins, la vente de leurs hiens comme pro- priétés nationales, la cessation de ces aumônes extorquées' à la crédulité ou à l'obéissance, firent rentrer dans leurs canaux naturels des sommes considérables, et remplacèrent des tires voués à la fainéantise par la classe plus utile et plus heureuse des petits propriétaires ruraux. On réconciliait ainsi le grand nombre « riguarda il poter maneggiare denari , spendere e com- •• prare , e rilenere in propria mano quanto vi potra « bisognare pel sostentamento vostro , ed anche in ajuto « e servizio délie case e famiglie nelle quale vi troverete u a convivere. » « Portez des habits séculiers de couleurs et de formes modestes et décentes. Vous êtes dispensés du vœu de pauvreté dans ce qui regarde le pouvoir de faire valoir l'argent, de dépenser, d'acheter et de retenir dans vos mains ce qui sera nécessaire pour votre subsistance , ou pour aider les familles avec lesquelles vous vivrez, » 112 PIÉMONT. avec le nouvel ordre de choses , de manière que nuls n'avaient intérêt d'y être adverses , hors ceux qui avaient perdu des privilèges , à me- sure que leurs concitoyens avaient recouvré des droits. Une carrière vaste et nouvelle s'ou- vrait au talent national. Les agens et les minis- tres du nouveau gouvernement étaient presque tous Piémontais, et le chef de la république, comme le préfet de l'empire, reçurent égale- ment l'ordre d'amalgamer dans les fêtes pu- bliques et dans leurs salons toutes les per- sonnes de diverses classes que leurs talens et leur éducation rendaient propres à figurer dans les mêmes cercles. Cependant le premier choc d'un change- ment qui avait été aussi prompt qu'avan- tageux, fut suivi de ses maux concomittans* L'émigration d'une grande partie de la no- blesse, et les frais d'une guerre ruineuse avaient beaucoup appauvri la capitale; et l'aristocratie privée de ses droits féodaux , le moine défroqué, le clergé sans bénéfice, l'a- vocat de la couronne déplacé, formaient une masse considérable de mécontens qui répan- daient la méfiance et les alarmes dans tonte la sphère de leur influence. Mais peu de regrets sont éternels. La prospérité générale adoucit graduellement la désapprobation individuelle ; PIEMONT. I I J les dieux pénates de Turin se relevèrent; les fils se trouvèrent succéder aux charges que leurs pères n'étaient pins capables de remplir; et l'un des écrivains politiques le plus habiles que lltalie ait produits (i), a prouvé qu'en dépit des faux raisonnemens qu'on a fait cir- culer avec tant de soin depuis la restauration , les états de S. M. sarde avaient été florissans , s'étaient améliorés sous le système révolu- tionnaire; et il a justifié ainsi les intentions de la Providence, en faveur d'un peuple doué de qualités élevées et d'un mérite éminent. Des siècles de tyrannie n'étaient pas propres à donner aux Piémontais de justes notions de la liberté politique; mais leur esprit naturel- lement pénétrant se prêta bientôt à concevoir les principes et les théories sur lesquels se fondait leur régénération comparative. Tous les jeunes gens et plusieurs des légistes les plus habiles et des savans les plus distingués embrassèrent le nouvel ordre de choses avec enthousiasme, et en le considérant comme (i) Opuscoli di un avocato milanese originario Pietl- monlese, sopra varie questioni politico-legali. Milano , 1819. «Opuscules d'un avocat milanais originaire tle Piémont, sur plusieurs questions politico-légales. Milan, 181g.» Il4 PIEMONT. un pas fait vers un système plus parfait, ils avançaient rapidement dans la carrière de la liberté constitutionnelle, quand l'élévation soudaine de Bonaparte au trône impérial , sans étouffer leur amour pour l'indépendance, comprima leurs espérances, et retarda l'ac- complissement de leur objet. Ils n'avaient pas de forces numériques à opposer à des sys- tèmes soutenus par les armées qui avaient conquis l'Europe , et auxquels les souverains de Russie, de Prusse, d'Autriche, de Rome avaient accédé. Le monarque consacré par Pie vu, le gendre de François, le modèle d'Alexandre, et le maître de la destinée de Frédéric, aurait été bien vainement combattu par la petite république de Piémont, (r) (i) Le Piémont a été reconnu province de France par la bulle du pape du Ier juin i8o3. Le 3 janvier 1806, le roi de Bavière donna sa fille à Eugène Beauharnais ; le 17 avril, même année, le prince héréditaire de Bade épousa une parente de Joséphine , adoptée par Napoléon. En août 1807 , la fille du roi de Wirtemberg fut mariée à Jérôme Bonaparte , qui avait une autre femme exis- tante ; et en avril 1810, l'empereur Napoléon épousa la fille de l'empereur d'Autriche. Il est difficile de décider ce qui offre le plus d'ignominie, ou de contracter de telles alliances en dépit de toutes les raisons d'opinion qui s'y opposaient, ou d'en rompre bassement les nœuds après les avoir librement formés. PIEMONT. Il 5 Bonaparte empereur employa les mêmes moyens de conciliation dont il s'était servi quand il était général de la république. Les Piémontais les plus distingués restèrent dans les places. Leur gouverneur , le prince Bor- ghèse, était Italien, et assez riche pour acheter, s'il l'eût voulu, une douzaine de stathoudérats en Allemagne: il était jeune, brillant, beau- frère de l'empereur; et il lui fut ordonné de conserver, dans sa vice-royauté, toutes les formes établies sous le gouvernement répu- blicain. Ainsi toutes les personnes bien élevées él aient admises dans cette cour, sans distinc- tion de rang, et la seule gène imposée aux hôtes du prince était, pour les maris, l'obliga- tion d'accompagner leurs femmes. Les ventes de biens nationaux furent confirmées; on ne rétablit pas un seul couvent, et le stylet conti- nua d'être défendu comme du temps de la ré- publique (i). En i8i5 la France tomba, et l'Europe reprit son assiette ancienne. Les rois sortirent de leurs retraites, et les institutions du quinzième siècle regagnèrent par degrés (i) Rolland porte le nombre des assassinats commis de son temps , pour la Sardaigne seule , à huit ou neuf cents par année. A présent ce crime est aussi rare en Italie ♦ Il8 PIEMONT. lui-même et meilleur que lui-même, Cérutti, pour voir ce qu'il y avait à faire ; comment et par qui les fragmens de l'ancien édifice poli- raient être rassemblés et réparés. La conster- nation royale fit rire Cérutti; il assura le roi que pour six sous de l'ancienne monnaie pié- montaise il remettrait à neuf l'ancien gouver- nement, (i) Les six sous avancés, le ministre sort, et rentre en moins d'une heure, avec un alma- nach royal de 1790. « Voilà, sire, dit-il, votre gouvernement tout fait. Replacez toutes les personnes que vous trouvez ici, et qui sont encore vivantes, et remplissez les vacances d'une manière analogue; vous voyez que pour le prix de ce livre que je viens d'acheter dans une échoppe près du palais de V. M. , vous ré- tablissez votre gouvernement sans aucune peine. » Le roi fut enchanté, le ministère ac- tif du régime précédent fut immédiatement banni; et en peu de jours il ne resta de traces de ce système, que les abus qui convenaient au nouvel ordre de choses. Les couvens furent rétablis ; des moines (2), des processions , des (1) « Tutto di bel nnovo. » (2) Un recensement pris à Turin dans le milieu du •èlernier siècle , prouve que dans une population de PIÉMONT. HO, soldats remplirent les rues ; les églises , les for- teresses, les chasses, les garnisons se relevè- rent de tous côtés ; le Code Napoléon fut aban- donné, la ligne de démarcation entre la no- blesse et le peuple fut tirée plus exactement que jamais , la reine distribua encore les loges. à l'Opéra d'après le nombre de quartiers, et le roi , devant toute sa cour ( sur ce qu'on lui disait que le souverain de Bavière était libéral, et que le monarque prussien avait promis une constitution à son peuple ), dit : Io solo , sono veramente re. Pour couronner tant de félici- tés, l'Angleterre, faussant ses promesses, remit Gènes entre ses mains ; — Gènes , l'objet de sa haine, de sa rivalité, de son ambition ; quand tout à coup l'on vient à découvrir, au milieu de tous ces triomphes, que la vieille machine, quoique replâtrée , raccommodée, ne pouvait pas marcher. Les ressorts en étaient rouilles, les principes d'action en étaient oubliés; en un mot, la constitution de six sous ne valait pas un denier. Tout était erreur, confusion, mécontentement, inconvenance ; le peuple ap- partenait à un siècle , le gouvernement à un 76,000 âmes, il y avait 14,000 ecclésiastiques, et i5,ooo moines et religieuses. (1) «Moi seul je suis vraiment roi. »» 120 PII MONT. autre. En vain L'armée fut augmentée, quoique Ton fut dans un état de profonde paix; en vain les citadelles se fortifièrent , les armoiries reparurent, les capucins se multiplièrent, des prières sans nombre furent offertes; en vain le roi habilla et déshabilla ses troupes , fit manoeuvrer ses soldats d'étain comme dans les heureux jours de sa retraite , et la reine reçut des inspirations journalières du conseil auli- qiie de son cousin ; tout fut inutile. Le peuple de Savoie mourait de faim (i), les Piémontais supportaient impatiemment le poids des im- pôts, les nobles qui se retrouvaient encore vassaux du roi, sans avoir regagné tout leur ancien pouvoir sur le peuple, se plaignaient amèrement; les moines à qui l'on avait rendu leurs couvens , en redemandaient les revenus; les libéraux et les bonapartistes, également in- dignés, seréunissaientdanslesentimentde l'op- pression de l'Italie, et minaient par les armes du ridicule et de l'opposition le système qu'ils ne pouvaient pas abroger. Gênes, la malheu- reuse Gènes , était prête à tous les sacrifices qui (i) Dans ce temps-là, des lois fiscales empêchaient le passage des grains envoyés du Piémont pour secourir les Savoyards; et les souffrances qu'ils éprouvèrent pendant cette disette, rempliraient un volume. PIÉMONT. |2I auraient pu la tirer d'un honteux esclavage. Cypre et Jérusalem restaient, il est vrai, calmes et tranquilles; mais tout le reste était dans le désordre et la consternation. Le roi, tâchant d'arranger un ordre de choses plus suppor- table, reprit quelques-uns des ex-ministres du régime impérial. Ils ne pouvaient pas faire beaucoup, avec un système qui, bien qu'il soit celui de tous les états du continent, ne saurait cependant subsister qu'à l'aide de nom- breuses armées permanentes; mais leurs talens, leur mérite reconnus, inspirèrent à la nation une sorte de confiance, et calmèrent momenta- nément l'irritation des esprits. Les nobles institutions qui avaient fleuri pendant quinze ans en Piémont et en Savoie , avaient répandu parmi les habitans de ces pays des lumières qui ne pouvaient pas être éteintes, et réveillé en eux une énergie qui ne pouvait plus se réduire à la stupidité de leur ancienne existence. LTne éducation européenne s'étend maintenant à tous les rangs; le noble, le bour- geois , le soldat participent également à ses bienfaits; et les effets qu'elle a produits se re- connaissent dans la société privée de Turin, et dans les efforts individuels pour fonder des établissemens utiles au bien commun. Ces éta- blissemens ranimeront l'industrie, propage- 122 PIÉMONT. ront les connaissances et enrichiront le pays, en dépit des ignorantins , des partisans de la féodalité et des erreurs des gonvernemens légi- times (i). Alfiéri considère comme un des mal- (i) Parmi les plus distingués de ces vrais patriotes, on remarque son excellence le marquis de Brème, dernier ministre de l'intérieur du royaume d'Italie. Ce seigneur est le. chef d'une des plus anciennes familles , et il pos- sède une des plus grandes fortunes du Piémont. Pendant son ministère il a puissamment concouru à la propaga- tion de deux choses bien essentielles au bien de la société ; la vaccine et les écoles lancastriennes , qu'il a d'abord in- troduites dans ses terres en Piémont. 270,000 personnes furent vaccinées en Lombardii d'après ses expériences domestiques , et ses écoles excitèrent une émulation semblable j renvoyé du ministère à la restauration, par la maison d'Autriche , qui n'avait que faire ni des écoles deLancastre, ni des ministres qui les protégeaient, le marquis de Brème réside actuellement dans son vieux château de Sartirani , oîi il est regardé comme le prolec- teur de tout le canton. Il est auteur d'un ouvrage inti- tulé : Des Systèmes actuels d'éducation du peuple. Quand nous le visitâmes dans sa villa près de Milan , ou il se trouvait momentanément en 1819, il nous in- vita à venir à Sartirani , à notre retour du midi de l'Ita- lie, pour y juger des progrès de ces écoles. Dans l'in- tervalle , la mort l'a affligé deux fois des plus cruelles peines qui puissent déchirer un cœur paternel , et avec les circonstances les plus aggravantes. Son fils aîné a péri en traversant le Ticino, comme il accompagnait un me- PIÉMONT. 123 heurs de sa vie, auquel il n'avait point contri- bué, celui d'être né dans ce qu'il appelle un pays amphibie (i). Cette observation fait allusion clecin qu'il avait été chercher pour sou père. Peu de temps après ce malheur , monseigneur l'abbé de Brème , second fils de son excellence , ex grand-aumônier du royaume d'Italie, succomba dans une maladie, aigrie par les persécutions et les calomnies qui suivaient, depuis la restauration , tous ceux qui s'étaient distingués sous le régime précédent, et qui avaient été trop vivement ressenties par un être dont la constitution élait délicate, et l'esprit disposé à une mélancolie morbide. L'abbé de Brème était le principal rédacteur d'un journal littéraire composé dans des principes libéraux , et supprimé depuis peu , intitulé le Conciliateur. Il unissait une vaste éru- dition à de rares talens , et ses affections vives et pro- fondes se concentraient sur la régénération de l'Italie , et sa réunion en un corps de nation. A la politesse de l'ancienne cour, il joignait la franchise des manières modernes ; et il a emporté dans la tombe l'estime , l'ami- tié et les regrets de tout ce qui est aimable et méritant dans la société italienne. Monseigneur de Brème était bien connu de nos voyageurs les plus distingués. Ses attentions pour nous, comme étrangers, s'étaient bien- tôt changées en une liaison d'amitié qui n'a fini qu'avec sa vie, comme son souvenir ne s'effacera qu'avec la nôtre. (r) « Disgrazia primitiva del nascere in un paese an- « fibio. » Vita , p. 76. Il avoue qu'il ne savait le français que par routine j mais il ajoute qu'il connaissait encore moins l'italien ; 124 PIÉMONT. à la prédominance de la langue française en Piémont, qui faisait qu'il ignorait encore les beautés de son idiome natal, à l'âge où l'esprit a pris'son entier développement. Avant qu'il se fût dévoué avec tant d'ardeur à l'étude de cette belle langue , sa conversation, ses lettres, ses compositions étaient en français; et quand il arriva en Toscane il fut obligé d'étudier l'ita- lien comme un langage étranger. Le français a été depuis plus d'un siècle la langue de la Eustace , dans ses lamentations sur la perte de la cour et de l'Académie de Turin, observe qu'elles servaient d'introduction aux manières et à la langue d'Italie. Cet exemple , et plusieurs autres , dans son emphatique et superficiel ouvrage , prouvent son entière ignorance de l'Italie, ou son intention préméditée d'altérer la vérité des faits. Les détails historiques et topographiques, même les citations classiques d'Eustace , sont généralement co- piés de Lalande , dont le Voyage en Italie est trop volumineux pour être lu par beaucoup de gens. Mais le projet de rétablir le latin comme langue commune en Europe, et celui de la restauration de l'ancienne supré- matie du pape , lui appartiennent en propre. Le vrai ca- ractère de cette production ( qu'il est moins pénible de censm-er à présent que l'auteur ne peut plus être affecté des éloges ou des censures ) , est bien exprimé dans le quatrième chant de Childe Harold ; le long séjour de lord Byron en Italie rend son témoignage irrécusable en cette occasion. PIÉMONT. 19 J cour et de la bonne compagnie de Turin ; le piémontais est employé dans les relations do- mestiques; mais l'italien n'est parlé que par les personnes instruites , et seulement quand elles se trouvent avec des étrangers de quelque autre partie de l'Italie. L'habitude de copier servilement la cour de France, les fréquentes alliances entre les mai- sons de Bourbon et de Savoie, et la proximité et l'union momentanée des deux pays, a pro- duit une conformité d'usages qui maintenant, plus que jamais , frappe le voyageur à sa pre- mière entrée dans les salons de Turin. Cepen- dant l'en découvre ensuite quelques légères différences. Les hommes dans leurs vêtemens, leur contenance, leur manière de se présenter, se rapprochent des Anglais; du moins ils se piquent de leur ressembler. Ils ont la passion des chevaux, ou ils affectent de l'avoir; ils se rassemblent en club dans les cafés, parlent politique, font des paris, galopent le soir au cours, et conduisent le matin des bogueys , en costume de dandy. Dans leurs loges à l'O- péra, ils sont vraiment Italiens; dans leurs salons, ils sont Français; mais à tout prendre, ils sont parfaitement Européens. Les femmes adoptent généralement les modes et la langue françaises; elles ont un peu de ce tour élégant 1 »6 PIEMONT. et fin, de ce léger persiflage qui constitue le charme principal de la conversation française. Mais elles ont une grâce qui n'est pas fran- çaise, une grâce purement italienne, la grâce de la simplicité, llien de maniéré, point de formes banales de convention, aucune affec- tation cérémonieuse. C'est peut-être ce qui fait que malgré les désavantages d'une mau- vaise éducation, d'un mauvais gouvernement, d'une religion superstitieuse, elles ont en- core pour ceux qui sont admis dans leur in- timité, un charme que l'art ne pourrait jamais imiter. Le spectacle, le casino, la cour, les so- ciétés privées remplissent le temps à Turin , comme dans le reste de l'Italie. Nous avons dû à la politesse de madame la comtesse Val- perga Masino (i), et de la princesse Hohenzol- (i) Cette dame me pardonnera peut-être si, en rap- pelant ses attendons aimables, j'avoue qu'elles m'ont été doublement précieuses comme venant de la nièce de la pupille de l'amie de l'illustre al>bé Valperga di Ca- luso , nom sacré en Italie, qui n'est jamais prononcé sans exciter un soupir Je regret, ou un sentiment de triom- phe national. L'abbé mourut dans les bras de sa nièce , et c'est à sa piété filiale que monseigneur de Brème fait allusion dans la vie qu'il a écrite de son docte parent, en disant : Che avesse Vonorando vecchio domestico PIÉMONT. I27 lernf 1 ), de pouvoir, malgré la langueur que l'ab- sence de la cour avait jetée clans les amusemens, juger des grâces et des talens qui embellissent les cercles de cette capitale. Nous fûmes pré- sentés dans leurs salons à tous les littérateurs, les diplomates, les personnes distinguées qui se trouvaient alors à Turin, et nous pûmes observer que le mérite était là pleinement sub- stitué aux quartiers de noblesse et aux crachats ', en voyant les Carénas, les Planas, les Borsons , associés dans le palais Masino aux comtes féo- daux et aux barons gothiques. C'est là que nous entendîmes discuter, de la manière la plus aimable , sur des points de poésie et de lit- térature, le ministre libéral et philosophique Balbo, et Y ultra, mais très-agréable de Maistre. La danse à la française , les cartes et la con- compagno , il senno , sotto le ri dente forme di fem- minil gioventîi. «■ Le digne vieillard avait pour société intime et do- mestique , le bon sens , sous la forme riante d'une jeune femme. » L'abbé Caluso était professeur de langues orientales 7 directeur de l'observatoire, membre du grand conseil de l'université , membre de la légion d'honneur, etc. etc. Il est mort à Turin, en i8i5, âgé desoixanle-dix-sepl ans. ( 1) Femme de son excellence le comte Trucksess , mi- nistre de Prusse. 128 piôiont. versation occupent la société comme à Paris ; mais la conversation prédomine, et nous fû- mes surpris de trouver chez plusieurs jeunes personnes une connaissance générale de notre littérature. Le jour qui précéda notre départ de Turin , on nous présenta des traductions italiennes de Childe Harold et de Lallah , Rookh. Je plains ceux qui traversent le Piémont sans s'arrêter dans sa capitale. L'impression que nous reçûmes sur le seuil de l'Italie , ré- pandit un jour favorable sur tout le reste de notre voyage. Les localités de Turin offrent beaucoup d'intérêt, et ses actifs et spirituels citoyens méritent bien d'être étudiés avec attention. De plus, les étrangers trouvent dans peu de villes d'Italie, un accueil aussi franc, aussi hospitalier, auquel une gaîté aimable, des connaissances solides, et des sentimens bienveillans donnent un prix inestimable. PASSAGE DU RÉGIME FRANÇAIS A LA MONARCFI1F RESTAURÉE. « Le développement du génie a trouvé plus d'entraves dans la législation que dans toutes les autres sciences. » — Tactique des assemblées législatives. Vol. II. Les anciennes lois du Piémont étaient un pikmont. iaq composé du droit romain et des lois canoni- ques, des édits du souverain, des coutumes locales, et des décisions des magistrats supé- rieurs qui, comme nos précédens en Angleterre, avaient une force légale. Cette masse hétéro- gène et confuse n'avait jamais été recueillie, arrangée, formée en système régulier: elle était fréquemment en contradiction avec elle- même par la variété des autorités, et la diffé- rence des temps dans lesquels chaque loi avait été promulguée. Le duché d'Aoste avait un code particulier; d'autres villes et même des bourgs et des villages étaient gouvernés, jus- qu'en 1798, par des statuts et des usages lo- caux , dans ce qui concernait les successions , le pouvoir de tester, etc. Les effets bienfaisans de la révolution fran- çaise ne se bornèrent pas à bannir cette con- fusion et à la remplacer par ie Code Napoléon. Les améliorations ne furent pas seulement dans les formes. L'ancien gouvernement peut être considéré comme le plus barbare des di- verses institutions féodales que la liberté a renversées ; et ses lois n'étaient pas moins in- justes dans l'application qu'elles étaient obscu- res et contradictoires. Cette maxime de droit romain qui déclare que la vente brise les baux, et qui donne à l'acheteur un droit que riz\ ait 1 9 IOf) PIÉMONT. point le vendeur (droit aussi nuisible au bien public qu'à l'individu qu'il dépossède), était alors en vigueur. Un autre avantage que le Piémont devait à la révolution, était l'établissement de la loi française des hypothèques. Le crédit, l'âme du commerce ne peut avoir son entier déve- loppement que quand la propriété est claire- ment et solidement engagée à la décharge des dettes, et quand l'application de la loi sur cet objet est facile, et n'offre aucune possibilité de contestation. L'ancien système piémontais laissait la propriété généralement responsable pour toutes les demandes, sans assurer le pre- mier créancier contre l'imprévoyance future de son débiteur, la priorité d'hypothèque ne donnant aucune priorité de droit sur les biens (i). Les Piémontais étaient en général attachés au Code français, et plus encore les Génois qui avaient appris à en reconnaître la supériorité par la pratique. Mais à la restauration , toutes les institu- tions révolutionnaires , les lois fiscales excep- tées , furent renversées d'un trait de plume (i) Il n'existait aucun registre public des hypothèques ou le prêteur pût prendre les informations nécessaire:» pour sa sûreté. PIÉMONT. l3l par le fameux édit du i\ mai 181/j. Cet édit, après le préambule ordinaire de la grâce spé- ciale de Dieu et des armées généreuses et ma- gnanimes des puissances alliées ( hysteron proleron manifeste), de la sollicitude pater- nelle , etc. etc. etc. , décrète ce qui suit : J. Sans avoir égard à aucune autre loi depuis la date de ces présentes , on observera les con- stitutions royales de 1770 et les autres actes de nos prédécesseurs jusqu'au i3 juin 1800. II. Nous autorisons nos magistrats suprêmes à conduire l'instruction de tous procès main- tenant pendans , et de procéder dans tous les iictes d'adjudication et d'ordre (gli atti tVag- giudicazione e giudizie d'ordine ) déjà com- mencés, de la manière qu'il scroiront la plus conforme à la justice et à l'exigence des cas leur donnant la même autorité pour réprimer l'usure exorbitante dont ils jouissaient au- trefois. III. Pour tout ce qui concerne les impôts directs ou indirects, nous nous réservons d'en- trer dans de plus grands détails, quand le moment nous paraîtra convenable; en atten- dant, les lois actuellement en vigueur conti- nueront à être suivies. Le démon de la discorde lui-même n'aurait jamais pu imaginer rien de plus destructif du l32 PIÔIONT. bien public et (le la morale que cet édit. A Milan, à Modène, en Toscane, l'abolition du Code français avait été préparée par une suite d'actes transitoires, qui réglaient avec plus ou moins de précision l'application de chaque Code à plusieurs cas particuliers ; mais ici tout était laissé à la décision du magistrat, dont la volonté avait force de loi pour renverser des engagemenspris sous un autre ordre législatif, et pour déterminer d'après un Code des contes- tations commencées sous la puissance d'un autre. Pour bien apprécier la folie et l'injus- tice de cette mesure, il est nécessaire de con- naître la différence extrême de l'esprit des institutions modernes, et de celui des an- ciennes; et l'impossibilité de les soumettre à aucune règle commune. Dans l'état d'incerti- tude que l'on a créé, par cette différence, à l'é- gard de toutes les matières de droits féodaux, dépôts, mariages civils, divorces, capacité de religieux à hériter, les pères de famille étaient tout-à-fait incapables de faire un testament, ni même de s'engager avec sûreté dans aucune transaction relative à des transferts de pro- priété. Cette difficulté , comme on pouvait aisé- ment le prévoir, s'accrut par les décisions prises dans différens cas, et par différens tri- bunaux. La méthode de juger d'après les pré- riÉt\roirr. 1 33 cédens, dans les cas ordinaires , est déjà assez défectueuse : Ex Jus quœ forte uno aliquo casa accidere possunt , dit Cicéron , jura non consli- tuuntur (i); mais elle devient mille fois plus pernicieuse dans un cas où tout est nouveau , sur lequel l'opinion n'est] point formée et n'a d'autres bornes que celles qui lui sont impo- sées par la conscience ; et où ia conscience elle- même se trouve en opposition avec la disgrâce ou la faveur d'un monarque et les préjugés d'une faction dominante. Parmi les prérogatives les plus puériles et les plus vexatoires dont le roi jouit en Pié- mont, on peut citer celle d'intervenir dans les affaires civiles, de suspendre le cours de la justice, d'annuler les droits des particuliers, par des actes mixtes nommés de grâce et de fustice.XJn droit aussi anarchique, aussi stupi- dement opposé à l'intérêt et du roi et des sujets, doit avoir été de tout temps une source d'injustices; mais à l'époque du changement de gouvernement, le mal passait toutes les bornes. Quiconque croyait avoir été lésé par les institutions révolutionnaires, soit par la suppression des privilèges, soit par la seule influence de l'opinion, tâchait de persuader (i ) De le gibus , 1,4- 1 34 PIEMONT. le roi que tout ce qui dérivait de cette source était impur, et que les sentences des tribunaux français étaient autant d'actes de violence et de fraudes que le souverain était obligé d'an- nuler par son autorité. D'après de telles idées, une multitude de patentes royales furent expé- diées, dont quelques-unes nommaient des commissions spéciales pour des cas spéciaux, dans les affaires de familles, individuelles , ou de patrimoine ; d'autres, pour reviser les déci- sions de la cour suprême; d'autres encore pour juger des cas définis , ab integro. Plusieurs ren- fermaient des ordres aux créanciers, qui les obligeaient à entrer en accommodement avec leurs débiteurs, et à leur accorder quelque délai pour le payement de leurs dettes, donnant en certains cas jusqu'à vingt ans pour s'ac- quitter. Les rois de Piémont n'exercèrent dans aucun temps avant la révolution cet odieux privilège sur les affaires civiles, nonobstant l'absence de toutes lois constitutionnelles : mais, ce qui tenait lieu de constitution , c'était la tranquillité du moment, la conscience des ministres, la validité non contestée des actes judiciaires; tandis que dans le moment pré- sent, le préjugé contre la validité des acte- révolutionnaires ouvre la porte à une foule PIJMONT. loJ> d'abus, et fraye le chemin à de continuelles suspensions des lois. Pour faire connaître jus- qu'à quel point ces maux s'étaient étendus, il faudrait traduire les cinq volumes de plai- doyers ou protestations qui ont été publics environ deux ans après la restauration par un avocat patriote (i); plaidoyers faits non-seu- lement pour être appréciés en Piémont, mais dans tout le monde, par la clarté avec laquelle la loi positive et naturelle est énoncée, et par la justice des raisonnemens et la solidité des principes. De plusieurs extraits de patentes contenus dans ce volume, je prends le premier qui se présente : — Vincenzo Ignazio Fran- cesco INuvoli était entré dans un ordre reli- gieux, qu'il avait ensuite quitté, et il avait (i) « Opuscoli polilico-legali cli un avocato Milanese « originario piemontese. » — S'il était sûr et convenable de percer le voile sons lequel l'auteur a voulu se cacher, on serait heureux de pouvoir le nommer au public à qui il s'est rendu aussi utile, par ses talens que par ses vertus. Peu d'ouvrages de jurisprudence offrent des marques d'un esprit aussi étendu, aussi libéral, qui ne se perd point dans les labyrinthes des définitions tech- niques , qui ne surcharge point, ses argumens d'une érudition superflue. Il est presque inutile d'ajouter que ces plaidoyers ne firent point gagner les causes pour la défense desquelles ils avaient été faits. lûb J'IEMONT. contracté un mariage non-seulement devant l'autorité, mais, commeil est probable, devant l'Eglise, en vertu dune dispense du pape. Quoi qu'il en soit , il vécut et mourut dans une coha- bitation conjugale, sans que personne y mit empêchement, même depuis la rentrée du roi. En mourant, il laissa l'usufruit de ses biens à sa veuve, et après elle à sa fille. Le roi, par une patente royale, sous prétexte que le mariage n'était pas légitime, parce que la cause de nullité des vœux n'avait pas été légalement exprimée ( non siasi fatta la causa délia nul- lilà de' voti débit amente) , et que la femme, en conséquence, était une concubine, et la fille une bâtarde , cassa le testament, ordonna que le cas serait jugé secrètement ( senza strepito ai giudizio) par un comité spécialement ap- pointé pour cet objet. A cette étrange pein- ture, il ne faut ajouter qu'un seul trait. Ces dispenses royales ont été étendues jusqu'au duché de Gènes, où Ton ne peut prétendre que le roi avait une juridiction virtuelle suspendue pendant le temps de l'occupation des Français; où conséquemment sa légitimité n'avait aucun droit à se mêler avec la justice et à rompre les engagemens qu'elle avait consacrés par des décisions solennelles. Ces actes étaient donc ouvertement des actes de pure tyrannie; des PIÉMONT. 1^7 actes pour lesquels le nom anglais est maudit tous les jours, à toutes les heures, pour les- quels la nation anglaise aura à se justifier à la barre du monde civilisé. Tant que de telles choses existent, et que leurs auteurs restent impunis , tous les peuples de l'Europe peuvent bien s'efforcer de provoquer notre chute poli- tique, et en prédire l'instant avec l'expression de la vengeance satisfaite, (i) Les injustices qui résultèrent de la mise en action du Code français, en 1802 , ont été en petit nombre, parce que ce Code tendait à sim- plifier la procédure, et à l'abolition de privi- lèges subversifs de droits imprescriptibles. Le plus grand nombre y trouvait nécessaire- ment son avantage. Mais en retournant à d'an- ciens abus, les droits recouvrés à la révolution (1) Il est arrivé très-souvent que des affaires qui avaient reçu , en passant devant les cours de première instance et d'appel , la sanction de dix juges, ont été envoyées à la revision d'un seul délégué ou de trois ou quatre membres agissant au nom du sénat. La clef de cette ab- surdité est que les juges, les jugemens et les lois révo- lutionnaires sont regardés seulement comme des scènes de comédie qui n'ont ni force ni réalité. Les sentences des ex-tribunaux ne sont point mises à exécution , si elles ne sont pas rendues valides par des décisions nou- velles. ]38 PIÉMONT. étaient anéantis, et eonséquemment toutes les transactions étaient essentiellement iniques. Ainsi , en renversant le système des hypothè- ques, de l'argent prêté sur des sûretés spécia- les, rentrait dans la classe des prêts ordinaires, et ne pouvait plus être recouvré autrement que par les moyens communs aux créanciers sans garanties. Ainsi , celui qui avait contracté avec un citoyen, son égal devant la loi, était obligé de plaider et d'être jugé par une cour ecclésiastique, si sa partie adverse était un prêtre; et le mal ne se bornait pas , en ce cas , à être soumis à un tribunal partial , ou pré- venu : chaque cour, chaque système de juris- prudence a ses formes, et ces formes seules peuvent déterminer le jugement , suivant l'axiome du droit romain , in contractions ta- cite veniunt ea quœ sunt moris et consuetu- dinis. Être jugé d'après un système autre que celui sous lequel le contrat a été fait, c'est donc évidemment être traîné coram non ju- dice. Parmi les privilèges féodaux existans avant la révolution, étaient les banalités 3 ou droits exclusifs de posséder des moulins, des fours, etc. etc. Quand ces droits furent abrogés , de nouveaux bâtimens furent naturellement érigés, suivant le besoin des communes. Par PIÉMONT. ] ?)() une ordonnance royale , les propriétaires de ces nouveaux hâtimens ont été tenus k entrer en accommodement avec le seigneur féodal , soit en vendant l'usine , soit en payant en dé- dommagement la somme demandée par l'an- cien propriétaire. Mais tandis que le nouveau gouvernement protégeait ainsi les propriétaires féodaux , et accordait des dispenses aux nobles , pour les exempter des poursuites de leurs créan- ciers , il attaquait la propriété foncière par un édit qui a excité le mécontentement, géné- ral , un édit qui réglait la dimension des fermes, et restreignait le droit du propriétaire pour louer ses terres à sa volonté. Les con- stitutions ou collections de lois faites par A mé- déen, de 1723 à 172g, sont admirables, vu l'état des lumières de ce temps. Elles atta- quaient la féodalité dans sa racine, et frayaient ie chemin à l'abolition de ses juridictions et de plusieurs autres abus, qui eut lieu en ] 797; et ces amendemens donnaient au Piémont , à plusieurs égards, des avantages que n'avait point encore le reste de l'Italie. Mais à travers ces réformes, parut l'édit du 19 juillet 1799, qui limitait la valeur des fermes à la rente de Sooo francs de Piémont, par année, sous peine de nullité de contrat; le maximum pour les i4o piijvrcwT. plantations de riz était fixé à 10,000 francs; Cet acte avait été fait dans le but d'apaiser le mécontentement du peuple, et de diminuer le prix du grain. Le huitième article déclarait, que tous les contrats existans, qui se trou- vaient hors du principe établi par l'édit , et qui s'étendaient au-delà de l'année 1799, se- raient regardés comme terminés ipso facto , au commencement de 1800. A cette époque, la bataille de Marengo fit changer le gouver- nement; cette loi fut abrogée en grande partie, et le Code français, adopté en mars 1804, l'annula entièrement. Même avant ce temps , elle était tombée en désuétude dans la prati- que , elle était virtuellement nulle ; en sorte qu'on n'avait pu reconnaître par expérience le bien qui pouvait résulter d'une si singu- lière législation. En r8i6, il y eut une grande disette en Europe, dont le Piémont en particulier souf- frit excessivement. L'attention du gouverne- ment se reportant alors naturellement sur ce sujet, il sortit un nouvel édit , qui déclarait tous les contrats de fermes au-dessus des li- mites prescrites, et faits sous le régime fran- çais, nuls à dater de 1818, et qui restreignait les fermes comme avant la révolution. L'effet de cet édit, sur le public, différa complète- PIÉMONT. l/jl ment de celui qu'avait produit son prototype. L'esprit national s'était considérablement éclairé, par la pratique, sur les sujets d'éco- nomie politique. Une multitude de plaintes, de demandes d'exemptions, de censures, sui- virent le rétablissement de ces restrictions ; elles n'eurent pas même l'avantage qu'on se proposait , qui était de faire baisser le prix du blé. Les fermiers, en résiliant leurs baux, avaient souvent à recouvrer des sommes d'ar- gent avancées, au lieu de rentes à payer; et comme ils étaient dispensés d'ensemencer la terre qu'ils abandonnaient , ils étaient d'au- tant moins obligés à porter leur grain au marché. A l'égard des rizières , la loi était évidem- ment impraticable. Cette espèce de culture de- mande un système d'irrigation combiné, qui ne peut s'appliquer qu'à de grandes fermes; et la division arbitraire , en petit tellement , jetait des difficultés sans fins sur les baux, L'eau nécessaire pour 1 irrigation, variant sui- vant les saisons et les localités particulières des terres, n'était pas susceptible d'une divi- sion égale entre les divers propriétaires. L'obli- gation de faire de nouveaux bâtimens, et l'inu- tilité des anciens, calculés pour de plus grands établissemens, était une source de dépenses l/j2 PIÉMONT. ruineuses. Ainsi, comme il était facile de le prévoir, cette loi fut généralement éludée par des arrangemens particuliers, et servit seule- ment à favoriser la chicane et la mauvaise foi. Cette mesure fut suivie de plusieurs autres également imprudentes: telle fut l'importation du blé d'Odessa, accompagnée d'une défense d'exporter, et de l'obligation d'acheter le blé du gouvernement. D'après ces réglemens , les Savoyards étant considérés comme étrangers au Piémont , périssaient de besoin , tandis que les Piémontais ne pouvaient pas vendre leurs produits. Le nombre des tribunaux en Piémont (sans compter les delegazioni per liprivati , ou tribu- naux d'arbitrages) est si considérable, qu'il a fourni la matière d'un ouvrage, sous ce titre: De tribunaliesercentigiuridizione negli stali di S. M. di quà de monti e colli di terra ferma , 1796 , ristampato nel 181 5. Cette multiplicité de cours judiciaires occasionne nécessairement de per- pétuels conflits de juridiction, une fréquente diversité de maximes et la prolongation indé- finie des procès. Les juges sont généralement payés à la pièce y et gagnent en proportion de la longueur de la procédure et de la sévérité des peines in- fligées. T^a torture, quoique abandonnée par PIÉMONT. l43 respect pour l'esprit du siècle, fait toujours partie des lois existantes; et les procès criminels sont toujours conduits en secret. Ces bienfaits ne sont qu'une petite partie de ceux que le traité de Vienne a imposés sur une nation aimable, éclairée, industrieuse et entrepre- nante; mais l'humanité se console par la con- viction que de telles combinaisons portent en elles le germe de leur destruction, et que, même sans éprouver aucune opposition, elles doivent tomber, entraînées par leur propre poids, et la corruption qui leur est inhérente. I '; | LOMBAttDIF. CHAPITRE V. LOMBARDIE. Route de Milan. — Paysans. — Douaniers des frontières. — Bufalora. — Milan. — Rues , population , églises. — Duo/no. — .anecdotes. — Le ballet du pape. — Réforme des églises. — Couvent et église de Sta- Maria délie Grazie. — La Cène de Léonard de Vinci. — Anec- dotes. — Brera. — Anecdotes historiques. — Institut des gouvernemens révolutionnaires. — Ses galeries de peinture _, médailles, etc. — Bi- bliothèque Ambrosienne. — Manuscrit de Léo- nard de Vinci. — L'abbé Mai. — Manuscrits Palempsestiques. — Palais du vice-roi. ■ — Théâtres — de la Scala, la Vestale. — Théâtre patriotique , théâtre de Girolamo. — Théâtre Italien. — Critique du Quarterly review. — Sylvio Pellico. — Association proposée pour V amélioration de l'art dramatique. Les sinuosités du Pô, dont les fréquentes inondations ( bien différentes de celles du Nil) portent dans des plaines fertiles les rochers et la stérilité, donnent un caractère particu- lier aux campagnes qui séparent les capitales LOMBARD!!?. ItjS du Piémont et de la Lombardie. Les filets étroits des ruisseaux tributaires coulent dans des lits pierreux et larges, qu'ils se sont for- més quand la fonte des neiges les change en torrens impétueux; les gués qui se rencontrent fréquemment, les ponts volans de bateaux, ren- dent ce trajet inquiétant et difficile en tous temps* 3 et quelquefois très - dangereux (i). Le pays est généralement riche et bien cultivé. Les champs de blé et les vignobles, entremêlés de rizières couvertes d'eau et entourées d'arbres de haute-futaie, présentent un aspect d'abon- dance qui rendrait l'état du paysan piémontais difficile à expliquer, si l'on n'avait pas une ( i ) Quelquefois un violent orage dans les montagnes, qui n'est pas même aperçu dans la plaine , dégorge ses eaux dans les canaux vides des ruisseaux : elles les remplissent, et s'élancent de là dans les grandes rivières en colonnes; de plusieurs pieds de haut, avec un bruit épouvantable- Malheur au voyageur qui se trouve en ce moment tra- verser le gué! les eaux avancent si rapidement , qu'il est impossible d'échapper, et le postillon, la chaise, le? chevaux et les passagers sont renversés avec les arbres et les masses de rochers , et entraînés à une destruction cer- taine. De tels accidens sont cependant rares , et n'arri- vent guère que lorsque les voyageurs ont voulu tenter le passage malgré l'avis de ceux qui sont accoutumés à juger de l'état de l'atmosphère- I 10 l/\(\ LOMBARDIE. connaissance intime de la situation politique de la contrée. Les hommes et les femmes ont des traits durs, des teints blêmes; et quoique les der- nières se parent d'ornemens éclatans et étalent les jours de fête le grand éventail noir doré à l'allemande, les uns et les autres vont pour la plupart les jambes nues, souvent même les pieds nus : presque tous sont malpropres et négligés. Le goût des bijoux d'or et d'argent est extrêmement commun dans les pays, où par l'impossibilité de placer l'argent sûrement et avantageusement, la puissance productive du capital est peu connue. Les paysans de ces contrées mettent ainsi leurs épargnes sur leurs personnes, d'après le même principe qui in- duit le pacha, en Turquie, à faire des amas de diamans, parce qu'ils ne peuvent employer leurs fonds à aucune spéculation profitable , et parce que l'or et l'argent sont aisés à trans- porter, et représentent toujours leur valeur, en cas de détresse. Le luxe barbare , les do- rures des villages de quelques parties du midi de l'Europe prouvent donc moins l'ai- sance de leurs habitans, que la pauvreté de leurs ressources et .l'imperfection de leur éco- nomie. Les jeunes femmes montrent cependant, à LOMBARDIE. 1^7 travers leur négligence générale, une sorte de goût classique dans l'arrangement de leurs longues et belles tresses, quelquefois retenues par un peigne brillant, d'autres fois attachées par une poinçon d'argent. Les matrones por- tent un voile de lin carré disposé avec assez de grâce; mais leurs toquets sont placés de manière à laisser voir plus qu'il ne leur serait avantageux, leur cou liàlé et prématurément ridé. Ce mélange de grâce et de misère, de jupes déchirées et de coiffures élégantes, offre un contraste qui donne en un seul trait l'his- toire naturelle et politique du pays. L'instinct d'une nation heureusement organisée se fait apercevoir là (comme dans toute l'Italie), à travers les haillons de la pénurie et de la dé- tresse. On trouve le long de la route quelques petits villages, mais pas une maison de cam- pagne, pas une ferme, pas une chaumière propres, et Verceil est la première ville un peu considérable, que le voyageur rencontre après avoir quitté Turin. Nous y entrâmes l'après- midi , et nous la trouvâmes triste et inhabitée : son silence n'était interrompu que par le bruit continuel des cloches, fléau qui afflige sans cesse les oreilles dans les villes d'Italie, où les jeûnes, les fêtes, les offices sont annoncés tous les jours et à toutes les heures pour encoura- )/|8 LOMBARD1E. ger à la paresse, ou à l'emploi le plus futile du temps. Vers le soir les rues devinrent moins désertes ; et les processions de la milizia an- gelica contribuèrent beaucoup à les animer. Cette confrérie, instituée en l'honneur de saint Thomas, le docteur angélique , est très-célèbre et très-révérée ; et le sacro cingolo ou cordon du saint ( qui ne paraît pas avoir ressemblé à la ceinture de Vénus) (i), est une des plus précieuses reliques renfermées dans le trésor de la cathédrale de Verceil ; mais ni le saint cordon du docteur angélique , ni le manuscrit de saint Marc, ni les reliques de saint Eusèbe, ni le tombeau du bienheureux Amédée de Sa- voie, ni une loge à l'Opéra , que nous louâmes pour vingt sous, ne purent nous retenir plus d'un jour dans cette ville fameuse , si impor- tante dans le moyen âge, et si souvent visitée par. les papes, les empereurs, les comtesses toscanes (a)* Nous n'en fûmes point chassés comme le fut autrefois un évèque hérétique, (i) Quand le saint fut attaqué par le diable, sous la forme d'une belle femme , il fut sauvé par ce ceinturon qui tomba du ciel pour le secourir, et qui conférait à celui qui le portait l'heureux don d'insensibilité à toutes séductions féminines. (2) PiGNOTTi , vol. 2 , p. 96. LOilB.VIinîF. l/|<) à coup de livres et de cloches; mais le tinte- mentdecesdernières, et quelques autres incon- véniens non moins fâcheux, nous la firent quitter sans regret. De Verceil à Milan la route est constamment belle (i). Partout des plaines fertiles, des vi- gnes abondantes, des bouquets d'arbres. La campagne est toujours riante, mais peu variée. A mesure qu'en s'éloignant des Alpes majes- tueuses on approche de ce royaume d'Italie, 1 objet de toutes les améliorations que le gou- vernement français et l'industrie milanaise ont pu introduire , on en aperçoit Les effets sur un peuple que la nature a doué des meil- leures.qualités. Dans la sombre et très- an tique ville de Novarre, l'on nous arrêta sans nécessité plus d'une heure ( et pour des voyageurs fatigués et impatiens une heure est un siècle ), parce que l'officier qui devait examiner nos passe- ports était absent d'abord , et qu'ensuite, une fois arrivé, il était affligé (Win défaut assez (i) Cette plaine a été célébrée non-seulement par le. Dante dans ses Slanze, commençant ainsi : « Tl dolce « piano che daVercelli, etc. » mais cUe fut le théâtre do cette aventure de l'infortuné Tasse, rappelée dans son; Padre di famiglia. l5o LOMBARIME. commun en Italie, celui de ne savoir point du tout lire le français et très-peu l'italien , ce qui le rendait peu propre à prendre connaissance de nos papiers : il nous expliqua le mieux qu'il putcette circonstanceen piémontais , que nous entendions aussi difficilement qu'il compre- nait les deux autres langues. C'est à Novarre que commence l'ennui des fréquentes barrières et de la police sévère éta- blie sur les confins des gouvernemens qui changent à chaque pas. JL.es enquêtes, les re- cherches minutieuses, les difficultés des offi- ciers municipaux et fiscaux que vous retrouvez presque à toutes les postes, font sentir l'effet d'une politique tendante à isoler les habitans de ces petits états, à empêcher cette commu- nication de pensées , cette concentration d'in- térêt qui produirait bientôt la délivrance de l'Italie, et lui rendrait sa dignité nationale. ABufalora, au passage du Ticino, l'entrée du royaume Lombardo-Veneto ( ou cette belle partie de l'Italie que l'Autriche s'est adjugée modestement, et que les pieux et sages souve- rains alliés ont livrée au despotisme le plus usé, mais le plus oppressif de la chrétienté) est marquée d'une manière formidable par des légions de gendarmes et de douaniers, par l'uniforme blanc et l'aigle noire de l'ancien LOMBARD1E. 1 bl saint empire romain, et par les délais, les extorsions , et les demandes éternellementrré- pétées de passa porta (i) et niente per la do- gana ? » Le refacciamento des anciens états d'Italie, véritable mosaïque de royaumes et de princi- pautés , dont les parcelles frappent le voyageur à chaque cinquante milles, confond tous les souvenirs géographiques, et dispense la mé- moire de toutes les combinaisons précédem- ment formées ; mais dans les derniers efforts qui ont été faits pour dépouiller et diviser, quand chaque main royale s'est étendue au mépris des droits de 1 humanité pour saisir sa part dans le pillage général , aucune n'a retiré une aussi riche portion que celle de l'empereur d'Autriche : il faut avoir observé actuellement létendue et la qualité de ses possessions au- delà des Alpes pour juger combien il lui reste peu à prendre. (2) (1) «Vos passe-ports. — JN'avez-vous lien de sujet à la douane? » (2) Les états du pape exceptés , il existe à peine une acre de terre en Italie qui ne se trouve directement ou indirectement sous la domination de l'Autriche ; même la ville frontière de Ferrare, en entrant dans l'état de l'Église, a une garnison autrichienne. Parme, Modène, 102 LOMBABDIE. LeTicino, qui porte la fertilité dans les cam- pagnes par ses inondations souvent si per- fides, et le Ticinetto , canal qui forme la prin- cipale issue du commerce de Milan, sont les deux traits les plus marquans de ces belles plaines de la Lombardie, au milieu desquelles on s'approche de sa noble capitale ; et la route , large , unie , ombragée , qui conduit à la porta Vercellina (porte de Verceil ), correspond à la richesse de la contrée qu'elle traverse, et à "la magnificence de la cité où elle se termine. Nous entrâmes à Milan prévenus des idées les plus aimables, et, contre l'ordinaire, notre attente fut surpassée. Le nom seul de cette la Toscane sont gouvernées par des princes autrichiens • et les alliances de la famille de Naples avec la maison im- périale mettraient ce royaume sous l'influence de l'Au- triche , même quand l'occupation militaire qu'on se pro- pose manquerait. Ces amples et brillantes additions à la couronne de l'empire ne pourraient cependant servir à soutenir l'Autriche contre la France ou la Russie; elles tendraient plutôt à entraver ses opérations , par l'effet de la haine bien connue des Italiens pour leurs tyrans. Comme balance de pouvoir, l'acte de •cruauté politique , par lequel l'Italie a été rendue esclave, est donc (ainsi que la plupart des injustices) aussi inutile qu'il est inique. i.o?.iE w*mr. 1 53 ville, quand je le trace, réveille en moi des scntimens que l'impartialité d'une narration simplement véridique pourrait affaiblir. Peut- être l'entraînement des affections, l'influence de la sensibilité devraient être exclus d'un ou- vrage tel que celui-ci : mais un auteur féminin doit conserver les privilèges de son sexe; et si son cœur conduit quelquefois sa plume, et cherche à faire partager les impressions qu'il a reçues, on lui pardonnera sans doute tant que les faits détaillés seront appuyés sur l'autorité incontestable de témoignages contemporains. Milan est située dans une des plus char- mantes plaines de la Lom hardie. Ses canaux et sa proximité du lac de Corne et du lac Majeur , la rendent plus propre au commerce général , qu'aucune autre ville du nord de l'Italie. Milan a été. considérable sous les Romains, plus importante sous les Lombards, et superbe comme république : quoique déchue ensuite sous la domination espagnole et autrichienne, elle avait repris plus que sa première splen- deur et toute son importance, en devenant capitale du royaume d'Italie. A l'heure où nous traversâmes ces longues suites de rues depuis la porte de Verceil , en passant au milieu des palais, au centre de ces quartiers marchands dont les anciens noms rappellent les diverses 3t>4 LOMBARDIK. manufactures qui y florissaient (i), quand Milan était l'arsenal de l'Europe, tout était silencieux et morne : aucun bruit, aucune, population agissante, aucune marque d'acti- vité. De loin en loin, une sentinelle autri- chienne se promenait devant un palais du gouvernement; un marchand s'étendait en bâillant sur un banc devant sa boutique ; une procession passait avec le viatique; une dévote, avec son long voile noir et son missel sous le bras, sortait d'une église; des groupes d'offi- ciers autrichiens fumaient leurs cigarres sous les tentes des cafés, qui abondent dans chaque rue. Quand le jour fut plus avancé, quelques hommes d'une tournure élégante, conduisant des bogueis anglais, montant des chevaux anglais, nous rappelèrent Londres ou Paris. C'était de jeunes nobles milanais, dont les pères contemplaient du haut de leurs palais , avec plus de surprise que d'approbation, l'ac- tivité, la témérité, la dégénération déjeunes gens qui, long-temps avant l'heure du cours , galoppaient sur des chevaux fringans, et me- naient eux-mêmes leurs voitures. (i) «Contracta de Spadari , deSpronari, de Capellai. » « Rues des fabricaus d'épées , des éperonniers , des chapeliers. » LOMBARDIK. 1 55 L'architecture générale de Milan porte l'em- preinte de l'importance de cette ville dans le moyen âge. Les vieux palais, vastes et dé- pourvus d'ornemens, indiquent le but .auquel ils étaient destinés comme forteresses domes- tiques. Le peu de façades grecques qui se dis- tinguent parmi ces monumens gothiques ap- partient à des édifices construits sous le der- nier gouvernement. 11 ne reste d'antiquités romaines que l'emplacement de thermes, de temples, etc., et un beau portique nommé les Colonne di san Lorenzo. Sous les vice - rois espagnols et autrichiens , la ville ne gagna rien, et perdit beaucoup. Les églises et les couvens se multiplièrent; mais son magnifique dôme ne s'acheva point ; ses superbes canaux, mira- cles du temps où ils avaient été construits, se fermèrent. Les édifices militaires, érigés pour subjuguer le peuple sous Charles-Quint , tom- bèrent ou subsistèrent , suivant qu'ils furent épargnés ou démolis par le temps et les sièges. Le palais habité par le souverain délégué de Madrid ou de Vienne resta jusqu'à la révolu- tion à peu près tel que les Sforce l'avaient laissé. Les jardins de monastères, entourés de hautes murailles , obstruaient les faubourgs et interceptaient l'air. Des cimetières, dans le cœur de la ville , y produisaient fréquemment 1 56 lombardî'f. des maladies contagieuses (i). Des marchés se tenaient dans les cours des plus nobles pa- lais (2). On laissa périr des restes d'antiquités romaines, faute de soins; et les vieilles rues étroites, dont la construction primitive admet- tait déjà peu de lumière et d'air, furent encore encombrées d'auvents élevés à plaisir devant les boutiques. La nuit, on était mal éclairé par des lanternes de papier, placées à des distances très-éloignées. Les conquérans et les usurpa- teurs n'ont ni droits établis, ni antiques pré- jugés en leur faveur, et ils sont forcés de rechercher les suffrages du peuple, en prenant soin de ses intérêts, en consultant l'avantage du grand nombre dans les institutions et les règlemens. Sous le nouveau régime, détruire et régénérer étaient deux sources de puis- sance; et la réforme, l'amélioration de la con- dition physique et morale de la nation devint l'ordre du jour. En 1796, la Lombardie, avec tout le reste du nord de l'Italie, reçut une constitution (1) Le cimetière appelé de Nuoviscpolcri, appartenant à un grand hôpital, a été, dit-on, une cause fréquente de maladies dans le bon vieux temps. (2) Le Marché végétal, ou Piazza di erbet , est placé dans la cour de l'archevêché. LOMBARDlE. I DJ fondée sur des bases républicaines, et admi- nistrée par tous les hommes distingués dont elle se glorifiait. Milan fut déclarée capitale de larépublique Cisalpine. Reconquise et occupée quelques mois par les Impériaux, elle fut en- core délivrée et rendue à sa forme libre de gou- vernement en 1800; et le titre aimable de ré- publique Italienne lui fut alors conféré. Quand Bonaparte monta sur le trône impérial, la Lombardie se trouva trahie, et le nom splen- dide de royaume d'Italie fut une bien faible compensation de la perte de cette liberté, déjà si chérie, quoiqu'on en jouît depuis trop peu de temps. ' Nonobstant l'indépendance nominale du royaume, il fut toujours en réalité un dépar- tement de l'empire français; et le vice-roi, qui tenait une cour d'une magnificence royale, n'était qu'un agent de celui qui, en décorant ses parens de titres pompeux, ne pouvait les douer de talens semblables aux siens , et ne par- tageait point avec eux sa puissance. Mais à chaque changement successif la Lom- bardie, et particulièrement la ville de Milan, continuèrent à recevoir des améliorations im- portantes. Les fonctionnaires publics, pres- que tous du pays, étaient animés du zèle en- thousiastique d'un patriotisme sincère. Mdan 1 58 LOMBARDIÈ. était pour l'empereur un objet de considération spéciale, comme le siège de son second empire , comme un autre Paris. D'après cette double influence, les rues furent déblayées, des ave- nues s'ouvrirent, on conserva les antiquités, •n éleva des palais, et la propreté, la com- modité générale furent si universellement éta^ blies, qu'on pouvait presque dire dans le sens métaphorique , une cité de brique a été changée en une de marbre. Lord Oxford disait plaisamment, au sujet de ses voyages sur le continent, qu'après Calais il n'avait plus été surpris de rien : il est de fait que les impressions sont profondes en propor- tion delà nouveauté des perceptions, et que l'importance réelle des objets ne décide pas toujours de leur influence sur l'imagination. Cette remarque ne peut cependant pas être appliquée au Duomo de Milan, qui, même quand on a l'esprit rempli du souvenir des ca- thédrales gothiques d'Angleterre, frappe égale- ment par sa grandeur et sa magnificence; et qui reste encore empreint dans la mémoire , après avoir visité cette merveilleuse église de Saint- Pierre de Rome, le plus vaste et le plus coû- teux des monumens modernes. C'est une cir- constance remarquable et singulière, qu'il ait été réservé au gouvernement italien du dix- LOMBARDIC. ] 5() neuvième siècle d'achever la superbe cathé- drale commencée dans le quatorzième. Les Milanais qui, sous les Visconti, criaientencore popolo, popolo, dans les rues de leur capitale , reçurent de l'usurpateur, à la place de la liberté qu'ils redemandaient, une église; car, même dans ces temps grossiers, le despotisme a su se renforcer en se liant à la religion , et décorer sa puissance avec les trophées des arts. Mais mal- gré l'opulence et la munificence de Galéas Visconti, ce monument superbe n'avançait que lentement, et des siècles s'écoulèrent et le laissèrent incomplet. Les sommes immenses léguées par de riches pécheurs, pour sa con- tinuation , semblent avoir retardé la fin de l'ouvrage en donnant plus d'étendue à son plan. Saint Charles Borromée (le saint national de Lombardie) a fait beaucoup pour finir cet édifice; mais après sa mort , deux cents ans se passèrent sans hâter les progrès de l'érection, et la fondation de Galéas n'était pas encore achevée, quand un usurpateur comme lui, influencé par les mêmes motifs, et doué d'une énergie semblable, la termina entièrement. On dit que Bonaparte éprouva une satisfaction inexprimable en faisant achever ce temple à sa première entrée à Milan. On lui doit les deux tiers de sa brillante façade, un grand lGo LOMBA.UDIE. nombre parmi les quatre cents statues qui le décorent, et l'état de perfection sous lequel s'offre maintenant aux regards un des monu- mens les plus frappans et les plus extraordi- naires qui existent. L'architecture du Daomo, étant un gothique mixte, est un grand sujet de critiques pour les VirtUQsi. Mais comme nous le vîmes avec ses masses de marbre blanc et poli, travaillées en reliefs aussi délicats que les doigts des Indous en forment dans l'ivoire, ses pinacles élancés, surmontés de statues si légères, si élevées, qu'elles semblaient (i) danser sur la pointe d'une aiguille ou courir sur les rayons du soleil brillant qui les éclairait, il nous pa- rut, malgré ses proportions gigantesques, un palais d'argent construit par les fées. L'œil res- tait ébloui, et l'imagination fascinée. Son luxe extérieur contrastait avec la gravité solennelle de l'intérieur. Quand nous soulevâmes les plis de la lourde draperie qui ferme son entrée, comme celle de toutes les églises d'Italie, nous fûmes frappés à l'aspect de cette longue et im- posante nef dont les perspectives profondes s'adoucissent graduellement et se perdent enfin (i) As « evcr danced on the point of a needle or rua « on the beaius of the su», •» LOMBARDIE. 1 G 1 7 papa (i ) , et on le fit jouer sur le grand théâtre national de la Scala. Les personnages annon- cés sur l'affiche étaient tels : PERSONN AGI. Pio vr. Principessa Braschi {sa nièce). Principe Braschi. Busca cardinale segretario. Principessa Santa- Croce. Conte Antonio {ex-cocher de la princesse Braschi). Le général des Dominicains. Senator Rezzonico {général des troupes pa- pales). Gandini {brigadier). Cardinaux, théologiens, moines, abbés, courtisans, dames romaines, gardes suisses, soldats romains, peuple, etc. Le général Colli {commandant Farinée fran-* çaise ). Officiers allemands. (i) « Le général Colli à Rome , ou le Ballet du pape. >• La narration de ce fait historique a un caractère qui nous aurait engagés à la supprimer ; mais plusieurs jour- naux français ayant annoncé une traduction qui doit pa- raître après la nôtre , et dans laquelle on promet de ne faire aucuns retranchemens, nous nous sommes décidés à suivre le même système, età donner l'ouvrage dans toute son intégrité. (N. de VÈd. ) 1 (J8 LOMI5ARD1E. Tous les caractères offerts dans cette pièce à la dérision publique, étaient bien connus; c'étaient la famille du pape régnant, les sou- tiens obstinés de la puissance papale , et les secrets ennemis de la révolution d'Italie. Le soir de la première représentation , le nou- veau gouvernement en craignit l'événement. Toutes les autorités civiles devaient être sur pied, et des gendarmes distribués dans la salle. Introduire le pape sur la scène, était une pierre de touche hasardeuse, et le matin du jour où cette représentation devait avoir lien (le pre- mier jour du carême de 1797), les groupes rassemblés autour du théâtre avaient presque décidé à retirer la pièce , quand, au grand éton- nement de tous , on découvrit que l'empresse- ment pour se procurer des places causait seul les rassemblemens. A l'exception de quelques loges appartenant à la haute noblesse, la salle étaitpleinejusqu'aux combles.Une impatience mêlée de gaîté se montrait sur tous les visages, et les gendarmes n'eurent pas besoin de pa- raître. Enfin la toile se leva, et la magnifique salle du consistoire au Vatican, parfaitement exécutée, excita de vifs applaudissemens. Dans le centre on voyait le trône pontifical couvert d'étoffes d'or : le pape y était assis , entouré du conclave, et des prélats, tous superbement LOMBARDIE. 169 habillés. Les articles de paix proposés par les Français, étaient le sujet de la discussion. Le général des dominicains exprimait en dansant, avec la gravité qui convenait à son costume, qu'il jugeait la décision du conclave contre les propositions des Français, inspirée par les An- glais et les Autrichiens, plutôt que par le Saint- Esprit, et il finissait son solo argumentatif en se jetant aux pieds du saint-père , pour protes- ter contre une détermination aussi contraire à ses intérêts, et aussi inutile, puisque l'Italie était presque entièrement révolutionnée. Le pape , confondu à cette nouvelle contre- partie de saint Paul réprimandant saint Pierre ( le programme dit : II papa sorprese di tro- vare in uno de suoi teologi lo zelo di san Paolo che osô dirimprovare san Pietrd), repoussait le dominicain par un balancé menaçant, recueil- lait les votes du conclave, oui tous étaient pour la guerre, et brandissait l'épée de l'Eglise au milieu des vivat des cardinaux belligérans. Les intrigues des princesses Braschi et Santa- Croce (nièces du pape, et reines rivales du Qui- rinal), l'arrivée du général Colli, l'influence de la Braschi sur son cœur, les conseils duVatican et dupalais Braschi, tout fut développé au grand amusement de l'auditoire. Mais quand à li li- stant même où l'armée papale se préparait à I70 LOMIURDIF. marcher contre les républicains, un courrier arrive avec la nouvelle de la capitulation de Padoue, et des succès universels des Français, et que le pape, sur l'avis du dominicain, chan- geant tout à coup de résolution, quitta la tiare, prit le bonnet de la liberté, et dansa quelques pas vifs pour montrer ces belles jambes (dont il était connu que Pie vi était extrêmement vain), un rire convulsif saisit rassemblée , la salle retentit d'applaudisse- mens tumultueux. La pièce redemandée fut jouée plusieurs jours de suite; et dans le cours de la première représentation , un seul sifflet se fit entendre au moment où le pape sortait pour donner la bénédiction à son armée. Il est curieux de suivre le sort de cette pièce et de son auteur. Quand les vues de Na- poléon vinrent à se concentrer graduellement sur son élévation au trône, ses premiers efforts tendirent à rétablir l'influence de l'Église, et à se réconcilier avec celui dont les prédéces- seurs avaient consacré les Charlemagne, les Othon et les Frédéric. Le mélodrame du gé- néral Colli fut alors soigneusement recherché et détruit (i); on permit au clergé de Milan de persécuter son auteur, célèbre compositeur (1) L'auteur possède uu exemplaire de ce mélodrame» EOMBABDJE. I7I (le ballets : il s'enfuit à Paris; mais le mot était donné , et Bonaparte , ainsi que le gou- vernement provisoire, sous les auspices des- quels sa pièce avait été représentée, l'aban- donnèrent à son sort. Bientôt après, Napoléon dit en plein conseil : Lasciate dire la messa ai vostri preti ; il popolo è sovrano : s'eglivuoli la sua religione, respetate la sua volontà. « Lais- sez dire la messe à vos prêtres; le peuple est souverain : s'il veut sa religion , respectez sa volonté. )> Le nombre des églises encore ouvertes à Milan est très-considérable; mais celui qui y existait avant que l'empereur Joseph eût com- mencé sa grande réforme, est presque incroya- ble. L'influence long-temps exercée de Fin- ie seul peut-être qui ait été sauvé ; la page du titre est ainsi : Il GENERAL COLLI IN ROMA, Pantomimo eseguito dal c1ttadino l.efevre. in MlLANO V. R. F. ernard Zenale, l'ami de Léonard de Vinci. Des temples dédiés à des saints maintenant passés de mode; à saint Euphemius, saint Celse , et saint Satyre (un échappé de l'album payen) , s'élèvent de tous côtés , et sont tra- versés sans beaucoup d'édification ou de res- pect. Mais parmi tous ces monumens sacrés, LOMBARDIE. ijj actuellement abandonnés au ravage du temps, l'église de Santa-Maria délie Grazie, et le cou- vent qui en dépend, seront visités par les vrais dévots au génie, aussi long- temps qu'une seule pierre des murs du cloître restera de- bout. Le pouvoir de ses fondateurs (i) est à présent renversé ; leur ordre a perdu son in- fluence, et les châsses, les autels qu'ils ont décorés, sont dévastés et ruinés. Mais la mu- raille grossièrement bâtie de leur réfectoire , sur laquelle Léonard de Vinci a imprimé la di- vinité de son esprit, sera contemplée avec en- thousiasme, tant qu'une touche de ce pinceau admirable en consacrera la surface. « Dans le réfectoire du couvent des dominicains , ditEustace, était, comme on sait, la célèbre Cène du même peintre, considérée comme son chef-d'œuvre. Le couvent fut supprimé , la salie convertie en dépôt d'artillerie; et cette pein- ture servait de but aux soldats français pour s'exercer au tir. Ils visaient principalement aux têtes, et à celle de notre Sauveur, de préfé- rence à toutes les autres. » Dans tout ce qui a été dit contre les Français , soit vérité, soit ca- lomnie , rien n'est comparable à cet acte de barbarie sacrilège, de basse et puérile insulte. (i)Les Jacobins, eu 1 4^3. I 74 LOMBA.I.DIE. L'original de cette fameuse Cène que le burin ï8a LOMBARWE. le plan de lioscovich , contenait quantité d'in- strumens astronomiques d'un prix excessif achetés en France, en Allemagne, en Angle- terre; on y voyait entr'autres un beau téles- cope d'Herschel. Les corridors étaient remplis de modèles de mécaniques, de vaisseaux et d'au- tres objets concernant la marine, etc. etc. On a forme un jardin botanique à la place de celui où les moines cueillaient des légumes et ramassaient des colimaçons pour leurs jours maigres. Le portique supérieur de ce bel édifice ren- ferme maintenant la magnifique galerie où tout ce que l'on a pu se procurer de l'ancienne école de Lombardie est élégamment arrangé; et la bibliothèque publique, dans laquelle on a joint aux livres laissés par les jésuites, la bi- bliothèque des Pertusati, une partie de celle de Haller, et une petite collection laissée par le cardinal Durini , avec quelques-uns des livres recueillis dans les couvents supprimés. Le gouvernement avait, de plus, assigné une somme pour l'achat d'ouvrages nouveaux et estimables ; somme qu'il n'était pas permis de laisser accumuler. Quelques médailles qui avaient été conser- vées, ou plutôt oubliées à la Monnaie, ont été données à cette institution, et ont formé la L0MBARME. 1 83 base d'un cabinet qui , sous la direction du signor Cataneo, l'un des plus savans numis- matistes de l'Europe, est devenu d'une éten- due qui en fait le premier de l'Italie. De sim- ples catalogues de tels objets sont, en général, peu intéressans pour les lecteurs; et mes con- naissances dans cette matière ne sont point suffisantes pour désigner les pièces remarqua- bles , dans le grand nombre que la politesse du directeur a présenté à notre admiration. Je citerai seulement une pièce, une médaille an- glaise, à cause de la singularité de l'avoir trou- vée là, et des difficultés qu'elle avait offertes à ce savant. C'était une médaille pour célébrer le triomphe des O. P. theatrical revolutionists ; et l'exergue était : Oh! mj head aches ! (i) Si M. Cataneo ne fait point passer à la postérité l'explication que nous avons pu lui donner, cette pièce pourra, avant la fin du siècle, éle- ver quelques dissertations édifiantes et plai- santes entre les antiquaires , qui seront pro- bablement aussi loin de la vérité sur cet objet, que nous le sommes à l'égard de plusieurs points d'histoire et de mœurs anciennes , éga- lement importans au bonheur social et au sa- voir réel. (i) «> Oh ! j'ai mal à la tête. » J 04 LOMRARDIE. Plusieurs monumens anciens ont été réunis dans le portique de la Brera qui, comme cela est ordinaire aux palais milanais, consiste en deux étages, et entoure la cour. D'autres ont été récemment érigés à la mémoire de talens nationaux dont le souvenir est encore présent, et que leurs compatriotes se plaisent à citer avec orgueil, à Parini , Piermarimi, Albertoli , Bossi, Appiani. La galerie de peinture, que les Milanais ap- pellent la Pinacotheca , est la première qui, à l'entrée de l'Italie , calme le vif appétit du voyageur, qui commence là (comme le dit finement Evelyn) à devenir difficile, à sentir les premiers symptômes de la manie du con- naisseur. Les corridors qui conduisent à la première pièce sont remplis des premiers ouvrages des peintres des quinzième et seizième siècles. La plupart sont des fresques très-ingénieusement enlevées des murailles et des cellules des cou- vens où elles périssaient dans l'humidité et l'ob- scurité, avec un art qui ne fut point connu des architectes consultés par François Ier au sujet de la Cène. Parmi les plus précieux ouvrages si singulièrement conservés, se trouvent ceux de Luini, de Ferrari et de Bramante. Les pein- tures de Luini, qui pendant long-temps n'é- LOMi-.Ar.nn:. l85 taient connues que par tradition, ont été ainsi rendues à la lumière et à l'art, dans l'histoire duquel elles font époque. Deux tableaux, entre tous ceux qui composent cette immense col- lection , ont particulièrement frappé mon in- stinct raisonnant; car n'ayant pas étudié (i) pour étaler avec ostentation un triste savoir, je ne pouvais adopter le jargon et les distinctions des virtuoses. Ces ouvrages fixèrent profondé- ment et longuement mon attention. L'un était le mariage de la Vierge, par Raphaël; l'un de ses premiers ouvrages où la nature et le Perrugin se disputaient encore la conduite de son pin- ceau divin. La Vierge, d'une beauté exquise et d'une modestie angéliquc, est accompagnée de plusieurs jeunes filles très-belles, mais moins charmantes qu'elle. Joseph, le marié, tient une baguette de laquelle sort un lis. Un grand nombre de jeunes hommes, beaux, bien faits, et paraissant mécontens, portent égale- ment des baguettes, mais dépourvues de fleurs. L'un d'eux, vrai petit-maître, richement paré, s'est approché de la céleste épousée, et avec un regard plein d'audace et de dépit, brise sa baguette sur son genou. Ce tableau représenta une de ces traditions de l'église qui ont fourni (i) « Studied in ead osLentatioa. » 1^6 LOMBARDIE. tant de sujets aux grands peintres d'Italie. Celui des Nozze délia Madonna, de Raphaël, est expli- qué ainsi qu'il suit : la vierge Marie avait plu- sieurs amans qui tous prétendaient à sa main : une révélation divine l'avait avertie qu'elle devait choisir celui de ses adorateurs dont la baguette fleurirait; et Joseph lui fut désigné comme époux, par l'accomplissement de ce miracle en sa faveur. Peu de jours après avoir vu cette singulière peinture, nous trouvâmes M. Longhi dans son cabinet, occupé à la gra- ver avec un talent que Morghen de Florence est, dit on, seul capable de rivaliser. Le second tableau a un caractère différent. Il est de Guerchin. La scène est dans la cour d'un bâtiment simple et rustique. Les figures principales sont, un vieillard vêtu en Arabe, une jeune femme et un petit garçon; le visage d'une vieille reine est aperçu s'avancant der- rière une porte entrouverte. La tête de la jeune femme n'a point cette beauté calme et douce de laVierge divine de Raphaël ; c'est la tête d'une femme extrêmement belle, mais d'une femme fragile, d'une femme dévouée et trahie, qui exprime dans tous les muscles d'un visage plein d'âme et de vie, qu'elle a été victime d'une séduction froidement calculée , d'une basse jalousie et d'une vengeance mal fondée. LOMBARD! T. 187 Ce visage, chef-d'œuvre de naturel et d'expres- sion, est tourné sur une épaule supérieure- ment modelée, dans l'attitude d'une personne qui, quoique forcée de marcher, s'arrête ce- pendant pour faire des reproches; une vive et profonde indignation, maîtrisant toute autre passion, contracte ses lèvres tremblantes; mais de ses humides paupières, rougies par les lar- mes, s'échappe un regard où brille une faible et tendre espérance, qui, peut-être, se porte sur l'enfant dont elle presse, plutôt qu'elle ne tient la main. Sa joue arrondie par la jeunesse est couverte de larmes, les pleurs semblent couler de chaque pore, mais ils coulent en vain; le vieil Arabe qui presse son départ avec autorité, montre une détermination évidem- ment produite par la faiblesse; et l'œil perçant et querelleur de la mégère cachée derrière la porte le raffermit dans son dessein. L'inno- cence tranquille peinte sur le visage du jeune garçon étonné, qui s'attache aux genoux de sa charmante mère, contraste d'une manière touchante avec l'émotion de celle-ci, et com- plète un ouvrage où l'art de rendre l'expres- sion morale est porté au plus haut degré de perfection. Ce tableau était désigné sur le ca- talogue sous le nom d Abraham et Jgar. Après l'avoir vu, les ouvrages du Guerchin 1 88 tOMBARDÎE. devinrent pour moi l'objet d'une curiosité par- ticulière. Je retrouvai au Capitole les yeux en pleurs de la belle Agar dans sa Sibylle. Sans doute le modèle avait été gravé par la douce main de V Amour dans le cœur du peintre; et quelque beauté plus belle encore , dans les larmes, fut, pour sa jeune imagination , un type qu'aucune autre aimable image ne put jamais effacer. Depuis le retour des Autrichiens en Lombar- die , la Brera a repris son caractère monastique, autant que l'esprit du temps et des Milanais peut l'admettre. Son administration, si conve- nablement et si magnifiquement conduite sous le dernier gouvernement, est maintenant tom- bée en une espèce d'oligarchie , dont les mem- bres ont pour objet principal de garder leurs places. Un très-petit nombre de celles qui sont devenues vacantes par cause de mort ou de maladies, ou par suite du nouvel ordre de choses, ont été remplies. Pour satisfaire une jalousie municipale, ou plutôt pour la fomen- ter, on a fait beaucoup de sacrifices à l'uni- versité de Pavie , et l'on a montré des préfé- rences propres à réveiller les vieilles animosi- tés entre ces villes si long-temps rivales, (i) (i) La galerie du marquis Sampieri, de Bologne, a été' L0MT3A.RDIE. 1 89 Milan doit presque autant à la munificence de quelques-uns de ses citoyens obscurs, qu'à celle de ses tyrans domestiques, les Sforce et les Visconti; et infiniment plus aux uns et aux autres, qu'à ses despotes étrangers d'Es- pagne ou d'Autriche. La famille Borromée, qui a tant fait pour la capitale de Lombardie, était d'origine Toscane, et manufacturière, comme toutes les familles principales de cet état : un de ses membres obtint la canonisation par la sainteté de sa vie; mais sa conduite, comme citoyen , mérite bien plus la reconnaissance des Milanais que ses miracles comme saint (i). Le neveu de saint Charles Borromée, le car- dinal Frédéric, a hérité des talens, sinon du achetée par le dernier gouvernement. Elle contenait trois tableaux du Carrache , un du Guerchin , un de l'Albane (ses Amours dansans), et le Saint-Pierre et Saint-Paul du Guide : la Brera ayant choisi ceux-ci , les autres furent achetés en bloc par le vice-roi Eugène. (1) Saint Charles Borromée, considéré à Milan comme un saint et un patriote, est regardé comme un pécheur et un spoliateur à Bologne, qu'il est accusé d'avoir dé- pouillée et opprimée pendant qu'il y résidait en qualité de légat du pape. Sa mémoire (ainsi que celle de notre roi Guillaume , libérateur en Angleterre et tyran en Ir- lande) excite différens sentimens à la distance de quel- ques milles ; et sans doute, lors de sa canonisation, l'avo- ca du diable ne fut point choisi parmi les docteurs bolo- IQO LOMBARDIE. manteau sac/v de son oncle, auquel il a suc- cédé dans le siège de Milan en i5o,5. Le goût de ce prélat pour les sciences et les lettres l'in- duisit à fonder de meilleures choses que des monastères et des messes, et Milan lui doit sa grande et justement célèbre bibliothèque pu- blique, nommée, d'après le saint patron de la cité, bibliothèque Ambrosienne. Les bibliothèques monastiques des Bénédic- tins formèrent le noyau de cette collection, qui a pris graduellement l'étendue et l'importance qu'elle offre maintenant. Parmi tout le fatras de ces anciens livres , où l'on ne trouve guère à apprendre que ce qui mérite d'être oublié , il se rencontre un petit nombre d'ouvrages réellement bons, et quelques-uns sont fort cu- rieux. Mais les trésors de la collection sont les manuscrits de Léonard de Vinci, nommés Co- dice Atlantico d'après la dimension du volume : ils consistent en un certain nombre de feuilles détachées, que Léonard couvrait d'esquisses, de notes , de figures géométriques et de pro- blèmes mathématiques; en un mot du superflu de cet esprit extraordinaire qui devança de si nais. — A la canonisation d'un saint , avant que V arrêt soit définitivement rendu, le diable est entendu par l'organe de son avocat nommé d'office , contre la proposition. LOMBARDIE. IQf loin tous ses contemporains. Rien de plus in- téressant que ces éclairs irréguliers d'un esprit supérieur, qui percent à travers les voiles de l'ignorance, que cet instinct prophétique par lequel les vérités d'une nature inconnue et plus élevée semblent se révéler. Léonard de Vinci, dont le puissant génie réunissait les talens intellectuels de Bacon , de Newton , de Michel-Ange, de Raphaël, fut le précurseur dans les divers chemins qui les conduisirent à la gloire, et fut certainement un des hommes les plus extraordinaires de tous les âges et de tous les pays. Poète élégant (]), peintre divin, grand sculpteur , mécanicien remarquable, mathématicien , musicien , et avec tout cela l'esprit le plus brillant et le cavalier le plus beau et le plus adroit de son temps ; Léonard appartenait entièrement à la postérité ; car son siècle, qu'il laissait si loin derrière lui, ne put point et ne pouvait point apprécier tous ses (i) Un de ses sonnets commence par ces vers : Cosa mortal eternità non serba ; Le fabbriche del tempo il tempo atterra, Ed adeguasi al suol mole superba. u Les œuvres des mortels ne sont point éternelles : le temps détruit les ouvrages du temps, et le monument le plus superbe doit un jour s'abaisser au niveau de la terre sur laquelle il s'est élevé. » Î92 LOMDAllDll-, genres de mérites. Son luth et son lion (1) l'introduisirent à la cour, où l'on ne réussit qu'en amusant ou en obéissant; mais ses pro- blèmes et ses poésies ne lui valurent pas la protection royale ; cependant l'admiration de François icr pour ses tableaux , et l'amitié in- time avec laquelle il distingua leur auteur , honorent également le peintre et le monar- que. Un autre manuscrit de la bibliothèque Ambrosienne, extrêmement intéressant, est un Virgile qu'on dit copié de la main de Pétrar- que, et sur lequel il a écrit des notes marginales, et quelques lignes sur la mort de Laure, qui rappellent la note touchante de Swift sur la mort de Stella , écrite à l'instant même où la lueur des torches de son convoi se réfléchis- sait à travers les vitraux de la cathédrale de Saint-Patrick, sur les fenêtres du doyenné. Dans ce temps de scepticisme littéraire, où l'on doute que Pope soit un poète et Pétrarque un amant, les savans épilogueurs refusent d'admettre que ce Virgile ait été écrit par ce dernier, malgré la miniature de son ami Simon Memmi, qui (1) Ce lion était une mécanique très-curieuse faite pour amuser Louis xu quand il visita Milan. Des fleurs de lis sortaient de son sein à mesure qu'il marchait de- vant le roi. LOMBARIWE. \{)\ y est renfermée; ils ôtent ainsi à la crédulité sentimentale une des jouissances pour les- quelles elle entreprend des voyages si pénibles et si dispendieux. Les questions sur les mariages de Louis xiv et de madame de Maintenon, de Swift et de Stella , sont maintenant épuisées et abandonnées; mais des volumes de critique ont été écrits par des Italiens, des Français, des Écossais, sans donner une solution précise sur les amours de Laure et de Pétrarque. On dispute toujours pour savoir si cette passion était réelle ou ima- ginaire , si c'était une affection humaine ou un rêve poétique; et, suivant l'usage, on né- glige d'en référer aux poésies sur lesquelles le débat s'est élevé. Si l'opinion d'une femme peut être de quelque poids dans un cas semblable, j'affirme que les poèmes amoureux de Pétrar- que m'ont toujours paru les effusions d'un cœur plein d'un sentiment dont il cherche à se soulager, en l'exprimant dans le langage le plus familier à un Toscan, à un poète, dont les lèvres proféraient naturellement des rimes ? dont les pensées se formaient en vers. Sans doute il aurait pu écrire éternellement sur l'azur d'un bel œil, les roses d'une belle joue, et connaître aussi peu la tendresse que Boileau ou Shenstone; mais quand il en vient à la j. i3 If)4 IOMBAP.DIE. topographie de l'amour, qu'il décrit le sien (i) en disant quand et comment il advint , quand il sort des abstractions pour entrer dans les faits familiers en citant le temps, le lieu où telle circonstance arriva , en donnant ainsi à toutes les fêtes , à tous les fastes du calendrier de l'amour, un nom et une habitation locale, il prouve incontestablement la réalité de sa pas- 5/V)/*.Despreuvessemblables ne pourraient peut- être pas être admises s'il s'agissait d'amans et de poètes vulgaires ; mais Pétrarque etShakes- (i) Voyez spécialement les sonnets commençant ainsi : Quella jinestra ove 1' un sol si vede. et Oh cameretta che gia fosti un porto? Mais surtout ces vers oii se peint si bien le ravissement : Chiare fresche e dolce acque , etc. Il donne lui-même l'histoire de ces épanchemens de son cœur dans ce beau sonnet qui commence ainsi : In dubbio di mio stato or piango or canto E temo e spero; ed in sospiri et in rime, Sfogo il mio iucareo. dette observation paraît encore plus vraie dans ce son- net écrit quand il venait de quitter une maîtresse co- quette et séduisante : Do'.ci ire dolci sdegni e dolci paci. C'est là le propre langage de l'amour, langage que son incohérence et son désordre rendent d'autant plus touchant. L0/MBAK.DIE. I (J J peare doivent être jugés d'après eux-mêmes: c'est un droit que la nature leur a accordé, en les distinguant par ces deux nobles dons qui égalent les hommes aux dieux, la passion et le génie. Les ouvrages de Pétrarque abondent en exemples qui justifient cette opinion, et la vi- vacité du début de ses sonnets annonce l'im- pétuosité du sentiment et la force des sou- venirs. On ne peut guère élever des doutes sur l'a- mour de ce poète ; mais il y a plus sujet d'hé- siter sur sa constance. Les sonnets écrits pour Laure sous son nom , sont graves et respec- tueux; ils conviennent à cette beauté platoni- que, qu'il appelle une glace vivante; mais ceux qui sont adressés aux Cinthias de cette minute, sous le titre commun de M adonna , ont un ca- ractère plus vif et plus léger (i). Quelques-uns de ces derniers ont sans doute été faits pour la jeune Milanaise dont la fragilité le rendit père (i) « Era frescoe grazioso, favori to per tutto, di natura « amorevolej e perô gran fatta non fù che trabocasse in u si mile rete. » Vita di Petrarca, scrilta da Lud. Bec- i a te II i. « 11 était aimable, de bonne mine, accueilli partout, et naturellement porté à la tendresse; il n'est donc pas très- étrange qu'il soit tombé dans de semblables pièges. » IC)G I.OMBARDN'. de sa bien-aiméc Francesca. D'après tous les biographesde cet homme célèbre, il paraît qu'il 11'étatit point amant platonique et fidèle, mais un homme qui aimait trop bien pour aimer sa- gement, (i) Nous eûmes l'avantage de visiter la biblio- thèque Ambrosienne avec une personne dont la société était toujours un avantage, M. l'abbé de Brème: il nous présenta au savant biblio- thécaire Mai, que nous rencontrâmes depuis à Rome, sous le titre de monsignor Mai, bi- bliothécaire du Vatican. L'abbé Mai est connu dans toute l'Europe par les ouvrages qu'il a tirés de la poussière des anciennes bibliothè- ques où ils étaient ensevelis. En examinant quelques vieux manuscrits, il fut assez heu- reux pour découvrir sous le texte un autre caractère plus ancien et de forme différente, qui se trouva enfin être la traduction mœso- gothique des treize épitres protocanoniques de saint Paul, par Ulphilas. On sait que dans le moyen âge les moines ignorans et présomp- tueux étaient dans l'usage d'effacer les carac- tères tracés sur les parchemins, pour y sub- stituer leurs propres homélies et dissertations. Les parchemins qui ont subi cette double pré- (i) « One who loved not ivisely but too well. » LOMBARDIE. 1 ijj paration, et qu'on appelle manuscrits palimp- sestiques , sont devenus, par la découverte de l'abbé Mai, un sujet de recherches intéres- santes et un moyen probable de recouvrer des auteurs classiques. 11 a déjà fait à Rome quel- ques trouvailles importantes, entre autres la moitié d'un manuscrit, dont une partie seule- ment avait été trouvée sous un autre ouvrage a de la bibliothèque Àmbrosienne. Parmi les livres précieux ainsi rendus au jour, on cite une partie du Traité de Cicéron de Republica , et quelques Commentaires de Frontin. Nous trouvâmes ce laborieux et docte ecclé- siastique, enfoncé dans la retraite de sa bi- bliothèque, encore tout triomphant des succès récens de sa découverte. Les manuscrits étaicni étalés devant lui sur un pupitre élevé et antique, et le rayon de lumière qui, à travers l'étroite fenêtre gothique, tombait sur sa belle tête, se réfléchissait sur la croix d'or qui brillait sai- son habit noir. En le voyant ainsi établi , son doigt et son grand œil noir dirigés sur ses bien-aimés manuscrits, sa figure, d'une pâleur transparente, avec des traits fortement accu- sés, présentait un de ces beaux modèles que la seule Italie peut fournir au génie de la pein- ture. Ce fat en vain que monsignor Mai eut In ig8 lombardii:. bonté de causer avec moi (sans s'apercevoir de l'ignorance de celle à qui il s'adressait), sur la traduction mœsogothique des épî très proto- canoniques de saint Paul, par Ulphilas (le Moïse de son temps) , du Codex Argenteus , cïUpsala, et d'autres ouvrages qui se rappor- taient à ses récentes et très-importantes décou- vertes : j'étais toujours plus occupée du tableau dont il était la figure principale, que des beaux livres dont il a enrichi le monde. La vie de ce savant homme a consisté principalement en une transplantation passive d'une ancienne bi- bliothèque dans une autre ancienne bibliothè- que. 11 vit avec les siècles passés, il est éclairé par des lumières qui ne brillent que pour ceux qui lui ressemblent. Une telle existence donne peu de sympathie avec l'âge présent. Les ma- chines à vapeur ont été inventées, et la vaccine découverte, les lampes de sûreté brûlent, les fusées à la Congrève volent, les empires sont renversés, et la société avance dans sa carrière de connaissances et de perfectionnement, sans troubler le repos ni déranger les occupations de ces hommes plongés dans l'antiquité, qui consacrent leur vie à déterrer les erreurs et les sottises de leurs ancêtres les plus reculés. Ce sont cependant de tels caractères, qui parmi beaucoup d'autres objets rares et curieux', LOMBAJtniE. iqf) donnent à cette partie de notre vieille Europe , plus particulièrement marquée de vétusté, Un intérêt puissant et singulier; et quoi que l'Italie puisse gagner par les lumières progressives de la civilisation moderne, le poète, le peintre et le romancier regretteront le temps où les bibliothèques Ambrosiennes étaient dirigées par les abbés Mai. Sur la place où s'élevait l'ancien palais Sforza, où je crois même qu'il existe encore en partie, on a érigé, sous le dernier gouvernement, un nouveau palais d'ordre ionique, pour la rési- dence du vice-roi Eugène. Il est maintenant habité par l'archiduc Régnier, vice-roi impé- rial , et frère de l'empereur d'Autriche. La fa- çade qui donne sur la place du Duomoy et qui ajoute beaucoup à sa beauté , est élégante ; mais l'édifice est moins remarquable par son apparence extérieure que par son magnifique escalier, et la suite imposante de ses salles d'état. Cependant ce palais ne renferme rien qui soit plus précieux aux Milanais (je n'en excepte pas même l'archiduc et sa cour autri- chienne), que les fresques dont ses plafonds et ses murs ont été enrichis, de la main d'un de leurs compatriotes, André Appiani. Plusieurs des sujets sont tirés des fastes du dernier gou- vernement, et la tète d'un Jupiter tonnant 2 00 LOMBARDIE. dans quelques-unes des allégories, a été faite d'après eelle de Bonaparte : de même que Louis xiv ne manquait jamais d'être l'Apollon de toutes lespeinturesdeVersailles. Quand l'em- pereur d'Autriche, après la restauration, visita sa bonne ville de Milan , ces fresques choquè- rent son goût légitime : il déclara qu'il était impossible de les laisser, et suggéra lui-même 1 idée gracieuse de substituer sa propre face impériale à celle du Jupiter usurpateur : au- cun artiste du pays n'osa, dit-on, entrepren- dre la métamorphose, et l'on pense que S. M. fera venir un des élèves de son académie ger- manique à Rome, pour mettre ce dessein à exécution. Notre visite à ce palais impérial avait pour objet de rendre celle que nous avions reçue du grand-maître, le comte de Saint-Julien, et de nous prévaloir de l'invitation qu'il avait bien voulu nous faire, pour voir les appartemens intérieurs. Comme S. E. était occupée avec le vice-roi quand nous arrivâmes, nous eûmes le temps de faire beaucoup d'observations que nous n'aurions probablement pas eu l'occa- sion de faire en sa compagnie , quoique ce soit un gentilhomme extrêmement obligeant et civil, ayant les manières les plus affables et les plus nobles. LOMBARDIK. 201 Le vestibule, l'escalier, les corridors, anti- chambres et salons, jusqu'à la porte de l'ap- partement du grand-duc, étaient tapissés de soldats autrichiens sous les armes. Dans la grande antichambre, une sentinelle se prome- nait d'un pas pesant et mesuré, et plusieurs vieux courtisans en grande tenue sautillaient ou se traînaient, suivant ce que leur permet- taient l'habitude de l'affectation ou leurs infir- mités. Un groupe contrastait fortement avec cet appareil de splendeur et de puissance, et il fixa bientôt toute notre attention. Une jeune femme pâle et mélancolique était assise dans un coin de la salle; près d'elle, un homme vénérable avec de beaux cheveux blancs considérait tristement sa jeune com- pagne : tous deux tenaient un mémoire, et chaque fois qu'une porte s'ouvrait, et qu'un étranger était introduit , ils étaient évidem- ment agités. Sans doute ils étaient là pour im- plorer la faveur de laisser pénétrer un peu de lumière et d'air dans le cachot d'un mari, d'un frère , d'un père , d'un fils soupçonné de cor- respondance avec lescarbonari de Naples. L'as- pect de ce couple avait quelque chose de si dé- solé, de si craintif, qu'il excita en nous un sentiment de malaise. Nous laissâmes nos cartes pour le grand-maître, et, sans attendre 202 LCniIUHDîF. qu'il fut dégagé de son service, nous nous lif- tâmes de sortir. En quittant ce palais, plai- gnant également le prince gardé avec tant d défiance, et ceux qui le gardaient, nous nous arrêtâmes sur la place pour voir les préparatifs qu'on faisait pour le Corpus Domini. Tous les charpentiers, peintres et décorateurs de l'O- péra étaient occupés à défigurer la belle façade du Duomo , en formant des tentes et des drape- ries avec des étoffes de clinquant, et en posant des fleurs et du papier doré partout où ils pou- vaient en entasser. Le palais que nous venions de quitter, et le temple que nous avions sous les yeux, offraient une triste combinaison. Le pouvoir soutenu par la violence, inspirant et éprouvant la crainte, et la religion, défigurée par la superstition, se dégradant elle-même en provoquant la dégradation de la société, (i ) (i) Quelle que puisse être notre aversion abstraite pour le gouvernement autrichien , en principe général , nous eûmes toutes les raisons possibles d'être satisfaits de plu- sieurs des principaux officiers que nous avons connus à Milan • et nous devons en particulier reconnaître la poli- tesse du commandant militaire et de son épouse, le comte et la comtesse Bubna. L'esprit et l'amabilité du comte ont réussi à rendre sa personne , sinon son emploi, très-agréa- ble dans les principaux cercles de la ville qu'il est appelé à gouverner LOP.IUARDIF. 203 L'église et le théâtre sont deux des princi- paux instrumens par lesquels les petits gou- vernemens d'Italie ont soutenu leur pouvoir. Après le Duomo , il n'y a aucune châsse dans Milan à laquelle on ait plus de dévotion, au- cun édifice qui soit plus estimé que le théâtre de la Scala. Les idées de plaisir et de dévotion peuvent, à son égard, se confondre par une association permanente ; car c'est sur les ruines de l'ancienne église de Santa-Maria délia Scala que l'on a bâti, en 1 778, ce vaste et magnifique théâtre. L'extérieur de la Scala est très-beau. Devant 1 e corps de bâtiment sont des arcades sous les- quelles on trouve, en descendant de voiture, un abri contre les inclémences du temps; au- dessus une grande terrasse entourée d'une ba- lustrade conduit au Bidotto , ou salles de jeu , qui sont sous la protection du gouvernement: au-dessous un vestibule assez insignifiant mène au premier rang de loges et au parterre, d'où l'on monte par plusieurs escaliers aux loges plus élevées. Ce théâtre, qu'on dit plus grand que la salle d'Opéra à Londres, a six rangs de loges et un parterre spacieux et commode; chaque rang contient quaranteLsix loges. La loge impériale, placée au centre, est un su- perbe appartement ouvert qui couvre l'espace 20_j LO M BAR DIE. de trois loges, et dont la hauteur va jusqu'aux deux tiers de la salle : elle est resplendissante de dorure, et surmontée de la couronne et de la croix de l'empire. Lavant-scène est décorée par des colonnes corinthiennes , et le plafond voûté est richement peint en compartimens par Pirego. A l'endroit de Pavant-scène où Ton place, en Angleterre, l'écusson du roi, on voit, comme dans tous les théâtres d'Italie, une pendule dont le cadran , avec des figures en transparent, tourne devant une forte lumière, et indique l'heure dans toutes les parties de la salle. Les draperies extérieures des loges sont uniformes et riches; mais l'intérieur est magnifiquement décoré par des tapisseries de soie, des coussins de velours, des chandeliers (qu'on allume à volonté); et la plupart ont une chambre adjacente pour jouer et souper. Ce théâtre, qui réunit tout ce qui peut être agréable ou commode à une grande magnifi- cence, est le chef-d'œuvre de Piermarini. Il a combiné de la manière la plus ingénieuse tous les avantages possibles , non-seulement pour les spectateurs, mais pour les acteurs , musi- ciens , danseurs et machinistes; et les maga- sins, les ateliers de peinture ne sont pas moins dignes d'être vus que les parties plus appa- rentes de l'édifice. Tout ce qui appartient à cet LOlfBAKDIE. 2o> établissement, le corps dramatique excepté, prouve combien il est important, et pour le gouvernement, et pour la nation. Les décora- tions qui ont paru dans une pièce ne resservent jamais pour une autre; elles sont très brillan- tes, les machines sont nombreuses, les vête- raens riches, et l'on apporte une attention scrupuleuse à l'exactitude des costumes : sous ces divers rapports, la Scala ne peut être égalée, même par les grands théâtres de Paris et de Londres, (i) L'impression que nous a faite la première vue de la Scala, n'a point été effacée par l'aspect plus éblouissant du théâtre San-Carlo dans tout l'éclat de son illumination enchantée (a). JNous arrivâmes fort tard. Le premier acte de Topera était joué , et la scène ne put détourner notre attention de l'effet général de la salle ; (i) Mille quatre-vingt-cinq habits ont été faits pour un seul ballet. Stendhal' s tour. (■2) Pendant notre séjour à Milan, nous eûmes l'usage de la loge et l'avantage d'être admis dans le cercle d'une des dames les plus distinguées de cette ville. Nous éprou- vâmes cette politesse hospitalière dans presque toutes les villes d'Italie; et je fais mention de ce fait pour démon- trer combien le reproche (si souvent adressé aux Ita- liens) de négliger les voyageurs étrangers, est injuste et ma! fondé. 2ûG LOMBARDIE. une sage magnificence y était déployée; l'ab- sence d'une vive clarté ne se faisait point re- gretter, et le jour vaporeux qui régnait, contri- buait peut-être à faire ressortir les beautés de l'édifice. L'obscurité qu'offrait le devant des loges n'était partiellement interrompue que par les lumières du théâtre et de la loge impé- riale. L'architecture noble et sévère, les dra- peries simples et riches, tout concourait à pro- duire un effet extraordinaire et tellement aé- rien, qu'on se croyait transporté dans un pa- lais de féerie. Le vaste parterre était entièrement plein , et les femmes y étaient en aussi grand nombre que les hommes. Quoiqu'il n'y ait ordinaire- ment que des bourgeoises dans cette partie de la salle, elles avaient toutes le costume pari- sien. L'habit milanais beaucoup plus élégant, avec lequel on les voit le matin aller à la messe, était abandonné pour les grands chapeaux , les garnitures écrasantes de la toilette fran- çaise ; mais la ressemblance s'arrête là : on ne leur voit ni la pétulance, ni l'air éveillé, ni le maniérisme , qui dominent dans les femmes de la même classe à Paris. Toutes sont posées, gra- cieuses, indolentes; la plupart ont de beaux traits, et leurs yeux sont en général superbes. Les hommes remplissaient les intervalles entre LOMBÂ.RDIE. 207 les banquettes , causant en groupes avec viva- cité, mais à voix basse. Plusieurs, malgré leurs longues redingotes et leurs chapeaux ronds, avaient l'air militaire. De loin en loin le visage flegmatique d'un Allemand à moustaches blondes se détachait au milieu des tètes brunes et expressives des Italiens, et formait un con- traste marqué et curieux. Quelques uniformes autrichiens, bleu clair et argent ou blancs, étaient dispersés dans la salle. Chaque porte était doublement gardée par des soldats étran- gers , et les gens d'armes étaient mêlés dans le parterre avec les spectateurs. On voyait briller quelques lumières dans les loges supérieures, où le taroeco se jouait en cadence avec les sym- phonies brillantes de Rossini. L'on ne voyait que deux personnes sur le devant des loges , qui n'en peut contenir davantage, tandis que le fond estsouvent rempli de monde. Les dames quittent leurs grands chapeaux et les pendent dans la loge, exactement comme à Paris; et les demi-toilettes élégantes qui dominaient dans la salle n'auraient pas été desavouées par le génie inventif de mademoiselle Yictorine Be- card de la rue de Bourbon. Les grandes dames les plus scrupuleuses arrivent seules dans leur voiture : en entrant dans leur loge elles jettent un coup d'œil sur la salle, reçoivent et rendent 3>o8 LOMBA.RDIE. le salut italien, dont le geste expressif a quel- que chose de coquet et d'enfantin; puis elles tournent le dos à la scène; et tout le reste de la soirée, elles ne voient et n'entendent que leur propre société, excepté quand l'orchestre les avertit qu'une scène de ballet, un air, un duo qu'il est de mode d'admirer, va se jouer. Alors on écoute avec attention et ravissement; mais la scène finie, le crocchio ristretto (la causerie privée) est repris sans être interrompu que par l'entrée et la sortie des visiteurs. Chaque loge a ses habitués , ses hôtes privilégiés ; mais une obligation fastidieuse, c'est que l'arrivée du dernier est toujours le signal du départ du pre- mier : sans cela, dit un voyageur toujours ori- ginal et plaisant, et souvent philosophe (i), une loge deviendrait serrée comme Tacite. Cette loi est si rigoureusement observée , qu'elle a laissé souvent une passion à moitié déclarée , des intrigues à demi révélées, des confidences, des explications importantes non achevées, et des argumens coupés avant leur entier déve- loppement. Rien de moins agréable, quoique rien de plus décent que cette étiquette. J'ai (1) Stendhal. — Rome , Florence et Naples. — Ce piquant et agréable ouvrage, dans les bornes qu'il s'est prescrites, offre généralement des traits vrais. LOMBARDIlï. 2C)Q entendu une de mes jolies compatriotes , ac- coutumée au bon caquetage substantiel (i) d'un théâtre anglais , qui se prolonge au- delà de toutes les bornes, et dure souvent autant que la plus longue pièce, se plaindre amèrement de ce respect italien pour les ap- parences , et regretter la licence libérale de Haymarket , où l'amour sur la scène et dans les loges est également pro bono publico ; où les liaisons sentimentales vont leur train de soi- rée en soirée pendant qu'on répète les airs de Don Juan ou le Libertin puni.. La Scala est le logis du soir de presque toutes les classes; le marchand vient s'y ré- créer, le négociant y traiter des affaires, le critique en fait son cabinet d'étude, le poli- tique son lieu de rendez-vous. Là seulement, au milieu de la publicité la plus complète, on peut trouver un asile assuré contre l'espion- nage. Une loge est sacrée. — Personne ne peut s'y introduire, hors les amis intimes de ceux à qui elle appartient; et les airs nombreux di sorbetta (2), qui attirent peu l'attention des (1) » Substancial, plain , brick and mortar. » (2) Morceaux insignifians qui sollicitent l'absence des auditeurs, et leur rappellent les glaces et les rafraîchis- semens. 1. i4 2lO LOMBARDIE. plus grands enthousiastes de musique, cou- vrent, par leurs accompagnemens, le chucho- tage, quel que soit son sujet. Outre ceux que le plaisir ou les affaires, la pièce ou un rendez-vous amènent à la Scala, elle est fréquentée par une autre classe qui , sous le nouvel ordre de choses , augmente tous les jours en Italie. Cet ordre , autrefois si nom- breux, était recruté par les cadets des familles nobles qui, retenus par leur naissance dans la nullité sans opulence et sans occupation, traînaient une vie indolente et dénuée d'inté- rêts. On voit le soir au Corso , ces gros garçons entassés dans les calèches de leurs grand'- mères ; et quand la nuit arrive , ils vont pren- dre place dans les loges des dames qui sont assez bonnes pour les recevoir. Ils sont dans l'usage d'arriver les premiers, et s'asseient soli- tairement dans le silence et l'obscurité. Au premier coup d'archet, ils tombent dans une stupeur préparatoire , dont ils ne sont tirés que par l'arrivée de la maîtresse de la loge. Alors, après avoir répondu par une révérence pro- fonde à son cordial ciavo (i), et baisé respec- (i) Ciavo ( prononcé tchaou avec le v en voyelle, ou à peine articulé) est la salutation la plus familière et la plus amicale des Milanais. « Pare corottada schiavo : noi I.OMBARDIE. <1 1 I lueusement ses mains gracieusement tendues, ils retombent dans un assoupissement qui res- semble au sommeil du baron de Trenk , car il est troublé toutes les dix minutes par les visi- teurs successifs auxquels ils sont obligés de céder tour à tour leur place, jusqu'à ce qu'enfin, arrivés par degrés près de la porte , ils font un salut profond, et se retirent pour aller dormir le reste de la soirée dans les autres loges , dont ils ont ï entrée par prescription. Milan est, en Italie, classée après Naples, pour la réputation musicale; mais ses ballets sont supérieurs à tout ce qu'on peut voir dans ce genre en Europe. L'usage ennuyeux des théâtres italiens de jouer le même opéra pen- dant six semaines ou deux mois, soit qu'il se trouve bon ou insignifiant, prévaut à Milan. Cette patience de l'auditoire tient à diverses cau- ses, entr'autres à la magnificence et à l'intérêt des ballets. Le signor Vigano, premier maître des ballets de la Scala, est le Shakespeare de son art; et l'on s'étonne qu'avec des concep- tions si riches, une connaissance si intime de di fatto diciamo anche ciavo suo , cioè schiavo suo , ser- vitor suo. » — Il paraît corrompu de schiavo (esclave, ser- viteur). En effet, nous disons aussi ciavo suo , c'est-à- dire schiavo suo ( votre serviteur). Vocab. milanese iial. di Francesco Cherubini. Milan, i8i4- 2 12 LOMBAItmiï. la nature , des effets tels que ceux qu'il pro- duit, il n'écrive pas des poëmes au lieu de composer des ballets. Les compositions de ce genre en Italie ont toujours différé de toutes les autres, et semblent avoir été l'origine du mélodrame moderne. Leur perfection tient à des causes qu'on peut dire non-seulement phy- siques, mais politiques. La mobilité des mus- cles des Italiens est bien adaptée au langage du geste, qu'ils mêlent même à leur conversation ordinaire; et l'habitude de la défiance qu'un dangereux système d'espionnage a fait con- tracter au peuple , les induit à confier l'expres- sion de leur pensée à un regard, à une action plutôt qu'à des paroles. Il n'est pas aisé de dé- noncer un sourire ou un signe; et les commu- nications échappent de cette manière au con- trôle de la police : la moitié du sens est clans le geste et dans l'œil. Les Italiens étant ainsi pan- tomimes par nature et par habitude, leurs gestes ne sont point restreints par l'étiquette. Le despotisme de la mode est inconnu; point de bon ton de convention, de réserve de high breeding (i) qui les retiennent dans les formes .inaltérables du punctdio anglais ou des mou- vemens mesurés de l'affectation française. Le (i) « Éducation distinguée. » LOAHURIHE. 5U mot minauderie n'a point d'équivalent dans le vocabulaire italien. C'est pour cela que la grâce caractérise cette nation , particulière- ment les femmes; et la perfection de leur ballet d'action dérive peut-être de ces sources : les acteurs y déploient, en effet, une sagacité de gestes, une intention dans les attitudes, une puissance d'expression dans la physionomie qui rendent ces représentations profondément touchantes comme tragédies, et prodigieuse- ment amusantes comme farces. Les progrès que le ballet a faits dans l'estime publique, ont engagé les compositeurs à s'exercer sur les plus nobles sujets du drame légitime, et Racine et Shakespeare ont été également traduits en poésie d'action. Dans le grand ballet d'Othello ,. la danse du Maure exprime littéralement la rage de la jalousie; et Coriolan, ce modèle de tous les déserteurs anciens et modernes, passe aux Volsques par une cvalzer de dangereux exemple pour les amateurs de mouvemens gracieux , dont le patriotisme n'est pas profon- dément enraciné, (i) (i) L'ancienne noblesse considère cette passion crois- sante pour les ballets comme une hérésie révolution- naire , et la désapprouve en fermant ses loges. Je de- mandai à la comtesse Castiglione (l'une des personnes les 2l4 LOMBARDIE, Quand nous arrivâmes à Milan, on repré- sentait la Vestale; et quoiqu'elle eût déjà été jouée une trentaine de fois , l'enthousiasme n'était pas encore calmé, et les applaudisse- mens étaient aussi bruyans que le premier jour. Le sujet de cette pièce est bien connu ; mais il est curieux de remarquer qu'une grande partie de l'intérêt qu'elle excitait tenait aux allusions que l'on faisait d'après les cir- constances du drame, à certaines institutions qui se renouvellent dans toute l'Europe sous la protection de la Sainte-Alliance. Le sort de l'in- fortunée prêtresse de Vesta ( la religieuse de ce temps ) était le résultat d'un horrible fana- tisme, par lequel les prêtres de l'antiquité tâchaient de soutenir leur système. Le même fanatisme a été introduit avec les mêmes rites dans l'Église chrétienne , en opposition directe avec la doctrine de celui qui ne sacrifia jamais d'autre vie que la sienne. Le terrible Fade in pace qui condamnait , dans le moyen âge , la plus faites pour donner une idée avantageuse de la vieille cour), pourquoi nous ne la voyions jamais à l'Opéra, Elle répondit : « Parce que je n'admire pas la déclama- tion des jambes ». Mademoiselle Saint-Huberti rejeta les propositions que lui firent les directeurs de la Scala en disant : « Je ne chante pas pour des gens qui n'écoutent que les ballets. » LOMBARDIE. 'J. I 5 victime de la rage de l'Eglise à mourir vivante, subsistait en Espagne, en Portugal et en Italie à une époque récente; et il a été souvent mis en pratique contre des filles chrétiennes, qui , dans leur retraite monastique, avaient laissé éteindre la lampe virginale. La première scène de la Vestale représente le Circus Maximus à Rome, pendant la célé- bration des jeux; et rien de ce que l'antiquité nous a fait connaître sur ce sujet n'a été oublié. L'achitecture, les costumes, les groupes sont classiques, et n'offrent ni la mesquinerie, ni la grossièreté de l'imitation théâtrale ordinaire. Les consuls et le peuple romain remplissent les sièges; aucune femme n'est présente, ex- cepté les vestales qui donnent le prix. Après le pugilat , par lequel la scène s'ouvre, vient la course des chars , qui sont copiés sur ce reste brillant d'antiquité, la Biga^ que Ton conserve à Rome ; ils sont traînés par des che- vaux impatiens et fougueux , dirigés par des conducteurs intrépides, exactement comme ils sont représentés dans les anciens bas -re- liefs. Les formes, et particulièrement les têtes sont vraiment italiennes , et rien ne peut dis- siper l'illusion dans laquelle le spectateur est plongé. Tout ce qui suit est d'une vérité de nature 2 1 6 LOMBARDIE. admirable, et tout- à- fait conforme à l'anti- quité; l'exécution en est parfaite. Les groupes vivans sont composés d'après les plus belles sculptures : le vase de bronze du festin consu- laire, la lampe, le trépied et la chaise curule, tout semble emprunté à' Herculanum ou de Pompeïa. Les deux scènes les plus touchantes sont celle dans laquelle la Vestale laisse éteindre le feu sacré, et celle où la fragile prêtresse est enterrée vivante. Dans la première, on Aroit la Vestale revenue du Cirque dans la profonde solitude de son temple, le cœur blessé par le vainqueur qu'elle a couronné. Elle se tient près de l'autel au milieu d'un édifice vaste et sombre, dont les colonnes massives paraissent de granit ou de porphyre. Les parties latérales s'étendent en perspectives éloignées dans une mystérieuse obscurité. La pâle clarté du feu de l'autel éclaire le visage de la prêtresse qui le garde ; elle est profondément absorbée dans ses pensées, sa figure exprime la distraction produite par une passion violente, tandis que la musique, en harmonie avec sa rêverie, pa- raît faire partie de ses sensations. Tout à coup, frappée de la conviction de son fatal secret, elle montre tous les combats entre la nature et la grâce , la passion et la raison qui peuvent LOMBARDIE. 121 7 agiter le cœur d'une femme tendre et pieuse, La mort affreuse qui attend celle qui rompt ses vœux, et l'impulsion passionnée qui la porte déjà à mépriser cette mort plutôt que d'abandonner pour toujours l'objet qu'elle chérit , la font alternativement se livrer au délire, et succomber à la terreur; cédant et résistant tour à tour, comme si son amant était présent, ses forces s'épuisent, et elle va tomber dans les bras de celui qui occupait ses pensées. 11 avait pénétré dans le temple, il avait vu, sans être aperçu, l'agitation de son âme, ses mouvemens passionnés, et il la re- çoit dans son sein. En ce moment la lampe séteÎ7it, et les prêtres et prêtresses s'élancent en foule dans le sanctuaire , au milieu du fracas d'un orage épouvantable. La scène des funérailles s'ouvre par une procession des consuls, des patriciens, et du peuple romain ; les soldats , les licteurs , et les prêtresses de Vesta, au son d'une musi- que triste et solennelle, marchent au campus sceleratus, où la tombe de la Vestale est déjà creusée. La victime suit son char funèbre. Il ne reste plus rien de la brillante arbitre du Cirque, de l'amante passionnée du temple, de l'héroïne du procès inquisitorial. L'espé- rance et la vie sont éteintes, l'amour menu ^4 1 8 LOMBARDIlî. existe à peine en elle. Les souffrances, les châ- timens, la prison ont fait leur devoir; tous ses muscles sont distendus, sa tète se penche sur son épaule, ses mains tombent inanimées, et ses cheveux épars couvrent en désordre son visage , qui porte déjà l'empreinte de la mort. Ses compagnes viennent lui dire adieu l'une après l'autre, et la dernière qui la presse dans ses bras , est la grande prêtresse qui a tenté vainement de la sauver, et qui l'embrasse avec l'agonie d'une mère qui donne le dernier baiser à son enfant expirant. Alors l'horrible clairon se fait entendre; à ce signai de mort une ef- frayante convulsion renverse tous ses traits; le grand-prêtre la saisit et l'entraîne au milieu des supplicationsgenerales.il est inaccessible à la pitié : il a son système à soutenir, un mar- tyre doit le confirmer, et le consul lui-même intercède en vain. C'est encore en vain qu'elle échappe à ses mains , il la poursuit et la force d'entrer dans le tombeau. La nature révoltée combat jusqu'à la fin contre sa destruction; mais elle est déjà à moitié enterrée, sa tète paraît encore au-dessus de la terre, bientôt on ne voit plus qu'un de ses bras étendu, la lourde pierre est roulée sur l'ouverture, tout est fini! Cela semble une fiction impossible à réaliser; ce- pendant de telles choses ont été, çtpeicventétre. LOMBARDIE. 2TQ J/Italie, forcée de rétrograder à ces siècles d'ignorance et de superstitions, par ceux qui s'arment contre ses lumières naissantes, pourra peut-être présenter de plus funestes pompes sur la scène (i ) de la vie réelle, que celles sur qui s'exercent à présent leurs talens dramati- ques. A la fin de la Vestale on se demande quel puissant ressort a pu remuer aussi forte- ment la sensibilité; quelle poésie, quelle élo- quence a fait naître des émotions si profon- dément pénibles? Il paraît incroyable qu'un tel effet ait été produit sans qu'il y eût un seul mot prononcé, un seul gémissement en- tendu , et que l'impression n'ait été due qu'à la perfection des gestes et des attitudes. L'ini- mitable Pallarini, l'héroïne de la Vestale, et la prima Ballarina de la Scala, est sans con- tredit une des meilleures actrices de l'Europe. Il y a deux ou trois petits théâtres à Milan , où des troupes ambulantes jouent quelque- fois le matin et le soir. Il y a de plus un théâtre de société, soutenu avec beaucoup d'esprit et de talent, et des frais considérables, par la se- conde classe de la société. Ce théâtre existe depuis la première époque de la révolution; le gouvernement de la république cisalpine en (i) « More woeful pageants in the scène. » 2 20 LOMBARDIE. avait fait présent à quelques amateurs, qui lui donnèrent le titre de théâtre patriotique. Là furent jouées les plus belles tragédies d'Alfiéri, maintenant défendues; là fut joué XAristo- dènic de Monti , long -temps après que les théâtres publics avaient été obligés de la rayer de leur répertoire; et madame Monti, une dame d'un grand mérite et d'une rare beauté , faisait le principal ornement de cette société, formée entièrement de personnes distinguées, qui ne représentaient que des pièces stricte- ment nationales. Maintenant ce théâtre porte le nom de Teatro filodrammatico ; et quoique les représentations soient bornées à des pièces qui ont passé par l'épreuve de la censure, et que les meilleurs ouvrages en soient consé- quemment exclus, cette société d'amateurs (à en juger d'après ce que nous en avons vu), pourrait ne pas craindre la critique des juges les plus sévères. La comédie y était particu- lièrement bonne, et nous eûmes l'occasion d'y remarquer, comme dans tout le reste de l'Italie, le singulier talent des Italiens pour une espèce de gaîté qui rappelle l'intraduisible humour des Anglais. Milan possède cependant encore un théâtre contre lequel le gouvernement n'a pas encore fulminé ses prohibitions, et qui le dispute LOMBARDIE. 2.2 1 presque en popularité à la Scala , c'est celui de Girolamo délia crena, ainsi appelé d'après le nom de la principale marionnette , qui est un très-puissant rival du vétéran policinello. Dans toutes les pièces réprésentées sur ce théâtre, Girolamo remplit toujours le premier rôle. Son caratère distinctif, c'est qu'il parle piémontais et fait de stupides méprises pour amuser les habitans de Milan, et entretenir leur antipathie municipale contre leurs voisins; exactement comme le milanais Menichino divertit le reste du nord de l'Italie, et comme l'honnête Pat est travesti sur le théâtre de Londres pour flatter les préjugés Coknej (r) de John Bull. Celte sorte d'esprit est généralement assez sté- rile , et ne s'allie guère à des talens supérieurs; néanmoins Girolamo ne manque pas d'une certaine gaîté, et si ses plaisanteries sont of- fensantes pour la vanité nationale, ce n'est après tout qu'une marionnette. Dans Zémireet Azor , que nous vîmes jouer, Girolamo était le valet du vieux marchand qui arrive dans le palais enchanté, et il fait voir la dose de poltro- nerie qui appartient aux valets de la basse co- (i) Les Cokneys sont les badauds de Londres , et John Bull (J ean-le-Taureaii) est le nom populaire de l'An- gleterre. 222 LOMBARDIE. raédie. Il ne s'adresse jamais à la bêle qu'en la nommant mostro gentile ou noble monstre ; et. quoique sa jambe droite se donne plus de mou- vement que le développement de l'intrigue n'en exige, quelques-unes de ses incartades poétiques sont vraiment comiques. Son invo- cation à la Nuit obscure, qu'il déclare aussi noire que la conscience d'un tailleur , est un bel exemple de son excellence dans Y anti-gradation. Les gens du bon ton vont une fois dans l'hiver à Girolamo, comme l'on va à Paris à. l'Ambigu ou à la Gaîté, où il est reçu qu'on peut s'amuser une soirée; mais le peuple mi- lanais trouve Girolamo divertissant tous les jours de l'année, et l'abandonne rarement, quoique la place du Dôme soit remplie chaque soir de théâtres de marionnettes, et les marches de la cathédrale encombrées de spectateurs qui n'ont pas le moyen de se procurer une loge à Girolamo. Les décorations de ce petit théâtre sont vraiment jolies , et les transformations se font d'une manière très-ingénieuse. L'état de fart dramatique peut être regardé comme un baromètre qui indique avec cer- titude la tendance de l'opinion publique et du goût national. 11 est évident que l'opéra ita- lien , pour lequel Pasiello et Cimarosa ont composé, est sur son déclin ; que l'imitation LOMBARDIE. 2l3 rigide du théâtre grec est entièrement négligée en Italie, et que le goût et les sentimens du public appellent quelque chose que Ton n'a encore pu atteindre, et qui probablement ne serait pas toléré. On a accusé dernièrement les Italiens d'avoir abandonné des sources d'in- térêt et d'émulation qui se présentaient si na- turellement; d'avoir dédaigné leur propre his- toire dont toutes les pages sont tragiques, pour employer leurs talens à des sujets étran- gers à leur génie et au caractère de la nation. L'on ajoute, « que si , dans les premiers temps de la restauration des lettres, quelque esprit supérieur se fût montré dans la ligue de la tragédie nationale, les princes italiens , soit par ostentation, soit par amour véritable pour les jouissances intellectuelles, se seraient dis- putés l'honneur de protéger un tel poète, et que dans les républiques, tout absorbées qu'elles étaient par les factions domestiques, l'influence d'un écrivain de ce genre n'aurait pas été moins appréciée. » La solution de cette difficulté, c'est qu'il est reconnu que les Italiens ont préféré, de propos délibéré , l'imitation ser- vile. ( i ) L'histoire domestique d'Italie offre la lutte (i) Quarlerlj- reviesv , 1820. 2fi4 LOMBARDIE. continuelle du peuple contre les tyrans féo- daux, les papes et les empereurs; quel trait historique du moyen âge aurait donc pu être choisi par un poète pour plaire aux princes ses protecteurs ? La ligue de Lombardie est un sujet superbe, mais elle a été fatale à leur pouvoir et à celui de leur allié impérial. La conspiration des Pazzi contre les premiers Mé- dicis, déjà enfoncés bien avant dans le crime et l'usurpation , ou celle des Orti Rucellai pour laquelle Machiavel fut mis à la torture , et le jeune, le patriote Agostino Capponi conduit à l'échafaud , sont des thèmes dignes des tra- vaux d'un poète ; mais quelle eût été la récom- pense de celui qui aurait rappelé de tels efforts contre le despotisme dans les cours des princes d'Est, des Farnèse , des Médicis? — Le cachot du Tasse à l'hôpital Sainte-Anne! Les princes d'Italie des seizième et dix-septième siècles n'avaient pas plus besoin que ceux du notre de tragédies nationales. L'insipide drame pas- toral était joué sur tous les théâtres de cour(i) (1) Les critiques ont disputé souvent sur l'origine du drame pastoral , qui , dans l'opinion de Ménage et de Gravina , est de création moderne. Ces écrivains blâ- ment plutôt qu'ils ne louent les Italiens , pour l'inven- tion et la manière de traiter leurs sujets , et leur ëloi— gnement des modèles classiques. Celte sorte d'ouvrage LOME A RDI E. 22 > dans ce temps où la licence et la pédanterie , la bassesse et l'adulation étaient seules en hon- était cependant admirablement bien adaptée aux théâ- tres de cour; et les représentations dramatiques se bor- naient presque à ces théâtres. Un des premiers de ces auteurs courtisans a été Nicolo da Corregio Visconti; son Céphale et l'Aurore a été joué sur le théâtre de son ne- veu , le duc Hercule n de Ferrare. Ensuite parut le Tircis de Castiglione, qu'il récita, habillé en berger, pour sa duchesse d'Urbin; les entr'actes étaient remplis par des chœurs et des danses moresques. Des faunes et des satyres , des nymphes et des dieux , se produisirent encore sur le théâtre de Ferrare , dans VÈglé , en i54o. L' 'Ami nie du Tasse se distingue entre toutes les pièces de ce style , par l'excellence de la poésie , de la satire et de la flatterie. La poésie lui appartenait aussi-bien que le caractère de Tircis, qu'il avait tracé d'a- près lui-même j la satire était adressée à quelqu'un de ses rivaux poétiques, Speroni ou Patrizii- la flatterie était pour ses spectateurs souverains. La scène représentait la cour d'Alphonse ; et les bergers et bergères, les princes et princesses de sa famille. La morale indiquée par le chœur qui termine le premier acte , est que l'honneur est une qualité parfaitement inutile aux bergers et bergères hé- roïques, et qu'il ne servirait qu'à troubler leurs plaisirs- QnelPiclolo d'errovi, idol d'inganno, Quel che dal volgo insano Onor poscia fu detto, Che di nostva natura '1 feo tivauno IVon mischiava il suo affanno Fia le liete dolcczze ». i?y 2l6 LOMBARDIE. neur; et ces ouvrages ne donnent pas une bien grande idée des jouissances intellectuelles de ces protecteurs des beaux-arts , qui volaient à Cellini ses pierres précieuses et ses vases, et souffraient qu'Anguillara , un des meilleurs poètes tragiques de son siècle , vécût et mou- De l'amorose gregge; lVè fu sua dura legge Nota a quell' aime in libertate avezze. Ma legge aurea e felice j Che natura scolpi. — S' et piace ei lice. Ce que j'envie aux premiers jours dn monde, Ah! ce n'est point ce lait délicieux Qui, promenant sa course vagabonde , A flots d'argent inondait ces beaux lieux : Ce ne sont point ces richesses champêtres Que possédaient nos pères plus heureux, Ni les torrens de ce miel savoureux Qui découlait de l'écorce des hêtres; Mais ces instans de tranquille bonheur Où ce tyran qu'on appelle l'Honneur N'inventait pas les pre'juge's sévères Dont la rigueur de'sole les amans j N'e'veillait pas la prudence des mères Au bruit furtif de leurs baisers charmans j Où la nature , en marâtre exigeante , N'accablait point l'homme à ses lois soumis , Et lui disait d'une voix indulgente : « Jouis de tout; ce qui plaît est permis. » Imitation de Baour-Lormian Tels étaient les seuls drames admirés et protégés pas les souverains d'Italie. Après cela , qui aurait osé se ha- sarder à traiter les sujets de Cola Rienzi, ou de la prise de Milan? LOMBARD1E. 22^ rut dans la plus profonde misère (i). La muse tragique pouvait en effet pleurer ses malheurs , mais malheur à la muse qui aurait pleuré sur les maux de l'Italie ! Pour Sophonisbe Oreste, elle pouvait répandre des larmes de sang ; mais elle n'aurait pas osé proférer pour l'Italie une apostrophe comme celle qui sortit du cœur de Pétrarque, et dont Filicaia a répété les ac- cens patriotiques. (2) Dans le temps des républiques, il n'y avait point de théâtre (3) ; et il eût été impolitique et (1) La tragédie à? Œdipe , d'Anguillara , a été très- estirnée , dit M. Ginguené. Il a été parfois récompensé de ses vers par quelques aunes de velours pour se faire des habits, comme on le voit dans son Capitolo adressé au cardinal Trento, et d'autres fois , par un oubli d»édai- gneux , comme par Cosme , duc de Florence. Il fut réduit à vendre ses ouvrages à un écu la pièce , et mourut dans une extrême détresse. (2) Voyez l'Hymne nationale de Pétrarque commen- çant ainsi : « Italià mià benchè '1 parlai' sia indarno », et le fameux sonnet de Filicaia: ltalia, Italia, cui fio la sorte Dono infelice di bellezza , etc. (3) Les premières tragédies écrites ou jouées en Italie pendant le quatorzième siècle, étaient des compositions pédantesques en latin , imitées du théâtre grec ; et elles n'étaient jouées ou récitées que par des sociétés de sa- vans. Même alors une de ces pièces, la Mort d'Eccelino, '-iu8 LOMBARD]!?. dangereux de mêler des ouvrages littéraires avec les factions qui régnaient , quand elles flo- rissaient au milieu des troubles civils. On pouvait espérer assez peu de X influence cVun poète sur des hommes qui combattaient pour leurs droits et leur existence, et qui avaient exilé le plus brillant, le premier de tous, parce que tout poète qu'il était, on le croyait traître à son pays, (i) fut prise dans l'histoire récente d'Eccelino , tyran de Pa- doue. Dans le premier acte, sa rnère avoue à son frère qu'ils avaient eu pour père , le diable. Ce trait e'tait de niise sous les républiques ; mais sous les princes , les drames fondés sur de telles histoires domestiques auraient eu peu de succès. La première tragédie jouée en Italie a été Y Orphée de Politien , précepteur des Médicis. Le théâtre du Vatican était soutenu avec une grande magni- ficence par Léon x ; mais le peuple fréquentait bien moins les spectacles que les églises , où , comme en Angleterre, on avait coutume de représenter les mystères. (i) Le Dante, lorsqu'il fut banni de Florence, était, ainsi que toute sa famille , du parti guelfe ou libéral. Son exil a été d'abord le résultat d'une faction ; et il resta toujours fidèle à la liberté et à sua carità del nalio loco, jusqu'au moment où il 'écrivit le dixième chant de son Enfer , où il place l'empereur Frédéric n et le cardinal XJbaldino. Ce fut seulement quand l'impatience et la douleur d'un long bannissement surmontèrent sa sagesse et son patriotisme, qu'il changea de parti, et attaqua les Florentins , quello ingrato popolo maligtw. Cette LOMBARDIE. 22Q Telles sont les causes par lesquelles le génie des Italiens a été réduit à Y imitation servile des anciens, et à écrire même les comédies sur les plans de Plaute et de Térence. V Italie de nos jours est encore à cet égard ce qu'était l'Italie d'alors. Les tragédies d'Alfiéri sont dé- fendues , X Aristodème de Monti se joue très-ra- rement; et l'inimitable auteur de Polixène(i), tragédie qui a reçu le prix de la Crusca , donné par Napoléon en 1810, a été obligé de la pu- blier en Angleterre en 1820, parce qu'aucun imprimeur italien n'aurait osé mettre au jour une production dans laquelle une excellente poésie exprime avec force des sentimens libé- raux. Comment le jeune et aimable auteur de Francescada Bimini, Silvio Pellico, si bien loué dans un journal littéraire anglais , ce poète aux sentimens brûlans et naturels , dont la tragédie est considérée comme un bel exemple qui jus- tifie l'opinion pue les Italiens pourraient cher- désertion momentanée, causée par le dépit, lui a été reprochée par un de ses plus anciens biographes, et des plus partials pour lui. Quand il fut reconnu qu'il exor- tait ouvertement les Italiens a lasciar seder Cesare nella sella, il fut accusé de trahison, et on l'exila pour la vie. (1) Signor G. Battista Niccolini, de Florence. 23o LOMIURDIE. cherchez eux-mêmes des sujets pour leurs com- positions tragiques ; comment, dis-je, ce talent remarquable est-il traité dans son pays? Quel prince augmente ses jouissances intellectuelles , en lui accordant sa protection? quelle place a été réservée à un mérite qu'une nation étran- gère a demandé pour subvenir à ses besoins? Dans ce moment, Silvio Pellico est incarcéré dans les prisons de la police de Milan. Le Quar- terlj reView doit donc attendre, pour jouir de ce festin intellectuel , qu'il espère obtenir de la plume de cet écrivain , que ses amis de la Sainte- Alliance se guérissent des soupçons sur lesquels ils ont emprisonné un des poètes les plus charmans de l'Italie, (i) En ce moment, l'Italie abonde en talent poé- tique. Les noms de Monti , de Nicolini , de Pellico , de Foscolo et de Manzoni , tous auteurs dramatiques vivans et de mérite, prouvent que la liberté seule leur manque ( et sans elle la véritable poésie se produit rarement), et que la tragédie italienne pourrait alors se raviver, (i) Le crime dont Pellico est accusé, est le soupçon ( et soupçon sans fondement) d'être lié avec les carbo- nari. Son crime réel est d'avoir été l'éditeur du Conci- liateur, journal maintenant supprimé, dont nous parle- rons plus tard. LOMTiAKDIE. ^3 l prendrait même un degré d'élévation auquel on ne Ta jamais laissé atteindre. Quoique l'imi- tation se/vi/e du théâtre grec , et des modèles plus serviles encore soient toujours imposés aux génies qui cherchent à se développer dans ce pays subjugué, quoique tous les chemins à l'indépendance de la pensée soient exactement fermés, le jour est arrivé, cependant, où ni 3 es fadaises amoureuses de l'Aminte, ni les crimes horribles ( et qui pis est inévitables ) d'OEdipe ne peuvent plus satisfaire le goût national. A mesure qu'on se perfectionne dans les sentimens sociaux, dans les opinions libé- rales, on éprouve le besoin d'un théâtre dont les représentations porteront sur des sujets, qui intéressent directement les hommes (i); où des sentimens, des caractères vrais, des scènes prises dans la nature, où l'esprit purifié de l'in- décence aideront à mûrir ces affections domes- tiques, qui maintenant, pour la première fois depuis les républiques, semblent vouloir se dé- velopper en Italie. Pour obtenir cet objet dési- rable, et ouvrir en même temps une arène, non- seulement pour les successeurs de Goldoni , mais pour les meilleurs traducteurs de comé- dies étrangères, plusieurs nobles milanais ont (i) « Corne home to rnen's business and bosoms. » 2D-2, LOMBARDIF. souscrit et se sont associés pour établir un théâtre permanent pour la comédie italienne dans la capitale de la Lombardie. Un seul para* graphe du programme prouve l'utilité du projet, et le bien qui peut en dériver. Premiè- rement, Ton veut composer, dans l'espace de deux ans, une troupe choisie et nombreuse, en employant en même temps les compagnies existantes actuellement. Deuxièmement, on doit assurer des représentations journalières. Troisièmement, on s'occupera de réformer la déclamation actuellement très - incorrecte. Quatrièmement, on distribuera des prix pour les meilleurs ouvrages dramatiques. Cinquiè- mement, on formera un nouveau répertoire. Sixièmement , les personnes peu fortunées, qui annonceront un talent marqué pour la scène, seront aidées dans leurs études. Enfin , on adoptera tous les moyens possibles pour que Fart dramatique, en Italie, soit mis au niveau de ce qu'il est à présent chez les nations qui le cultivent avec le plus de succès. On doit ajouter avec peine que le gouver- nement ne soutient nullement cet admirable dessein. Quand nous laissâmes Milan, on s'é- tait adressé au grand-duc pour réclamer son assistance; mais le conseil antique de Vienne, qui décide seul des affaires italiennes, n'avait LOMBABJDIE. 1JJ pas encore répondu. La morale, l'esprit, la science ne concernent en rien la législation aulique : les peuples qui deviennent trop mo- raux deviennent bientôt trop libres. La liberté est le soleil sous l'influence duquel les vertus domestiques fleurissent ; et les mères, les épouses anglaises doivent leur prééminence bien plus à la Magna Charta, qu'à leur climat septentrional et nébuleux. Mais l'opéra, les sigisbés , les conseils auliques vont très-bien ensemble; et les comédies qui outrageaient la pudeur et propageaient le vice sur les théâtres du Vatican et de Ferrare (i) dans le seizième siècle, auraient plus de chances de succès et d'encouragement dans le dix-neuvième, que celle qui montre la nature comme dans un mi- roir, en donnant à la vertu ses traits véritables, en montrant le siècle tel qu'il est, avec l'âge et les difformités quil a réellement. (2) (i) La Calandre du cardinal Bibiena fut jouée ail Vatican pour amuser le pape et Isabelle d'Est , duchesse de Mantoue. Cet auteur, dont l'esprit et l'indécence firent si long-temps le divertissement de la société do Léon x , fut empoisonné par l'ordre de son maître. (2) « Hold the mirror up to nature shew virtue her « own features, scorn her own image and gives to the very • âge and body of the time bis form and pressure. » 2 34 LOMBARDIE. CHAPITRE VI. LOMBARDIE. Milan. — Édifices publics. — Forum Bona- parte. — Arc du Simplon. — Arène. — Jar- dins publics. — Villa Reale. — Manufactures royales. — Galerie du professeur Breislac. — Benvenuto Cellini. — Ecole égyptienne. — » Pensionnat impérial. — Ecole de Lancastre. — Palais de particuliers , anciens et modernes. — Casa Trivulzio. — Bibliothèque. — Col- lection. — Heures de Léonard. — Casa porro Lambertenghi. — Collection Malaspini. — Casa Litta. — Villas. — Cinesello. — Bal- samo. — Casino Trivulzio. — Villa reale de Monza. — Cathédrale. — Couronne de fer de Lombardie. — Couronnement de Napoléon. Deux tours antiques sont tout ce qui reste des anciennes forteresses de Milan , qui furent al- ternativement les citadelles ou les prisons des familles qui les ont fondées. On suppose que le château , érigé par Galéas Visconti , a été com- mencé en 1 558. Ce château ayant été démoli, Jean Galéas en fit bâtir un autre; mais celui-ci excita de même la jalousie des citoyens répu> LOMBAJRDÏE. 2 3 5 blicains, et il fut sacrifié à l'esprit de liberté qui dominait encore. Cependant, le despotisme ne pouvait exister dans le moyen âge sans l'ap- pui des cachots et des forts; et François Sforce éleva , pour la troisième fois, des fortifications pour imposer au peuple de Milan. Les deux tours que nous venons de citer tenaient à ce dernier monument. Le reste a été abattu par les Français, et la caserne qui occupe la place de l'ancienne, conserve à ce terrain sa destination première. Le dernier gouvernement avait con- sacré ce qui restait de l'emplacement à une pro- menade publique ; des allées régulières , des gazons y avaient été plantés sous la direction de Canonica , architecte célèbre. Cette promenade vraiment belle a été nommée , d'après le lan- gage usuel du temps , Forum Bonaparte ; à pré- sent elle a reçu le nom plus orthodoxe déplace du Château, et, comme tous les autres ouvrages ou institutions qui n'ont pour objet que la santé, le bien être ou l'amusement du peuple, elle est négligée , et on la laisse se détériorer. A la fin de cette promenade, à la place où la grande route du Simplon vient aboutir à Milan, un superbe arc de triomphe a été com- mencé d'après le dessin du marquis Luigi Cagnola. C'est un ouvrage qui répond bien, par sa grandeur et sa beauté, à l'ouvrage plus 2*36 LOMBARDÏE. grand encore dont il était destiné à célébrer l'heureux accomplissement. Pour juger de ce noble monument, qui n'a pas été élevé à plus d'un tiers de sa hauteur, il faut voir les plans et les dessins de l'architecte. Les ornemens et les statues qui avaient été commandés pour compléter ce projet, digne de rivaliser avec les meilleurs ouvrages que l'antiquité ait lé- gués à notre admiration, ont formé une école de sculpture en Lombardie , où se sont déve- loppés de beaux talens avec une rapidité qui prouve l'énergie du système dont le monument lui-même est un résultat. Pacetti, Monti de Piavenne, Monti de Milan, Acquisti, Pizzi et Marchesi, qui tous seraient restés inconnus à la renommée sous le régime du siècle précé- dent, ont déployé, dans les bas-reliefs, les or- nemens, les sculptures, une force de génie, une hardiesse de conception, qui démontrent que les productions méritantes ne manque- ront point aussitôt que les occasions de les employer seront offertes. A la restauration, l'ouvrage a été suspendu, et il est resté dans l'état où il était en i8i/j, entouré de blocs de marbre tels qu'ils ont été tirés de Carrare, et de masses de granit arra- chées des flancs du Simplon; les piédestaux, les bas-reliefs, les statues, les trophées, sont dis- LOMB/VRPir. 237 seminés de tous cotés autour du monument; la mousse et le lichen défigurent déjà leurs contours, et les ateliers environnans, pleins de travaux commencés, restent silencieux et aban- donnés. Près de l'arc du Simplon, on voit X Jre- na, ou Cirque, dessiné par le même architecte, dont l'esprit semblait imbu des belles formes antiques. Cette arène, destinée par le gouverne- ment révolutionnaire à faire une place de di- vertissement pour le peuple, et pour y célé- brer les fêtes nationales, peut contenir aisé- ment trente mille spectateurs. Là on projetait de faire revivre les courses de chevaux et de chars, et les jeux athlétiques pratiqués dans les plus beaux jours de la Grèce. On a con- struit X Arcna de manière à ce qu'elle puisse être couverte d'eau en une minute, et conver- tie en Naumachia. Sous tous les rapports , l'imitation de l'antiquité est complète. Le Pul- vinare des Romains (la place destinée à l'em- pereur) est élevé sur de magnifiques colonnes de marbre rouge, et les portes triomphales sont ornées de bas-reliefs analogues à la desti- nation de l'édifice. Nous ne savions encore ce que nous devions aller voir, quand, après avoir dîné chez un noble milanais (1), quelqu'un nous proposa ( 1) Le dîner des Milanais finit comme celui des Pari- 2 38 LOMBARDIE. de nous mener sur X slrena. En entrant dans son immense enceinte par ses magnifiques portes triomphales, je crus me trouver au mi- lieu d'un de ces restes précieux de l'antiquité que je m'attendais à rencontrer en si grand nombre en Italie, et dont je n'avais encore vu aucun : la grandeur de l'arène et les nombreux sièges circulaires font un effet extraordinaire, même tels que nous les voyions; mais quand l'imagination les remplit de trente mille spec- tateurs, et place dans le centre des coureurs agiles, d'intrépides conducteurs de chars, le tableau qu'il présente, toutes les associations qu'il suggère, et l'effet qu'il produit, ne peu- vent se comparer à rien de ce qui est inspiré par tout autre monument. De semblables spec- tacles ont eu lieu fréquemment sous le vice-roi Eugène, quand des fêtes étaient données par le gouvernement, qui, en offrant ainsi au peuple l'image de l'ancienne gloire de l'Italie, se montrait bien au-dessus de l'étroite et illi- bérale politique du temps actuel, où l'on ne connaît d'autres moyens de gouverner que la. siens, par le dessert et le café , après lequel on se disperse pour aller au Cours, faire des visites , ou des promenades hors de la ville. Dans les villas, on passe une partie d? l'après-dîner dans les jardins. LOMBA.RDIE. 23f) division, où l'on n'emploie pour comprimer les esprits que la dégradation. Comme nous entrions dans une pièce desti- née à servir de repos au-dessus de la grande entrée, je crus apercevoir dans l'éloignement, à travers une porte ouverte, une bande d'hom- mes armés : la clarté du soleil couchant réflé- chissant sur les casques et les Jiauberts, sur de larges boucliers et des lances brillantes, me convainquit de la réalité de ce que je voyais. Deux rangs de guerriers couverts de cottes de mailles montraient leurs visages rébarbatifs sous leur visière à demi levée , et rappelaient les châteaux enchantés de l'ancienne chevale- rie. L'imagination encore frappée des chants de l'Arioste, et la mémoire pleine des antiqui- tés militaires de Grose, nous étions prêts à évo- quer le reste de l'aventure, quand, en appro- chant davantage, ces Renauds, ces Astolphes, se réduisirent tout à coup à la misérable réalité de quelques mannequins habillés. Aux ques- tions que nous fîmes sur ce singulier spec- tacle, on nous répondit qne le gouvernement autrichien, résolu d'imiter, et les fêtes natio- nales de la république, et les jeux de l'anti- quité , avait préparé ces formidables adver- saires, qui devaient soutenir le choc d'un ré- giment de lanciers pour amuser l'empereur, 2/fO LOMBARDIE. qu'on attendait incessamment. Le régiment choisi pour étaler ainsi ses prouesses, était le même dont le prince régent d'Angleterre a bien voulu accepter le commandement. Les cours (corso), ou grandes avenues qui conduisent des portes au centre de la ville, sont parmi les plus spacieuses d'Italie. Le corso de la porte orientale est particulièrement frap- pant : plusieurs palais neufs, bâtis sur la place de couvens et d'églises démolis , s'élèvent des deux côtés; les façades sont presque toutes grecques, et contrastent avec celles des vieux monumens massifs et monastiques, qui sont ordinairement d'architecture espagnole. Sur la gauche sont les jardins publics, qui venaient seulement d'être terminés à la restauration. Ils ne sont séparés de la rue que par un rang de pilastres de granit avec une corniche'surmon- tée de vases antiques, et par un léger grillage en fer orné d'armoiries. Le jardin est dessiné en allées irrégulières, diversifié par des grou- pes d'arbres et des pièces de gazon, et baigné par un canal. Les bâtimens sont en bon état; ils consistentenun amphithéâtre, un carrousel, ou grand pavillon, et un édifice dans le centre pour les divertissernens publics. Ce temple du plaisir était, il y a peu d'années, un couvent de religieuses d'un ordre très-sévère; et si l'es- LOMBARDIE. 2/{l prit de quelque vieille dame abbesse visite en- core ce théâtre de sa puissance ou de ses re- grets, il doit, tout esprit qu'il est, rester frappé d'étonnement. Une rampe conduit de ces jardins à une autre promenade qui a été plantée sur les remparts, depuis la Porta délia Tenaglia jus- qu'à la Porta Roma?ia , dans un espace très- considérable. La Villa Reale , une des rési- dences du vice-roi , y est jointe, et ajoute beau- coup à la magnificence de la scène. Une grande partie des taxes dont on se plai- gnait sous le régime français, a été employée en ouvrages de cette nature , par lesquels l'argent sorti de la bourse du petit nombre était distribué dans les mains industrieuses du plus grand nombre ; et Ton doit remarquer de plus que, malgré les sommes considérables ainsi versées, la noblesse milanaise est restée la plus riche de cet ordre en Italie. Le système qui accompagnait ses impôts ouvrait aux nobles de nouvelles sources de richesses, plus productives et plus légitimes que celles qui leur étaient fournies sous l'ancien régime (i). Ils sont maintenant agriculteurs, spécula- (i) Voyez Appendix, n'i. i. 16 1^1 LOMBARD) E. teurs; ils répandent leurs capitaux (ancienne- ment enfouis dans leurs coffres) sur tout le pays, ressemblant en cela aux trois citoyens de l'ancienne Milan dont ils étaient descendus. Nous savons, d'après le témoignage des pre- miers de ces nobles, que leurs revenus ont été considérablement augmentés par l'abju- ration des préjugés aristocratiques, qui leur a donné l'occasion de faire valoir des moyens pé- cuniaires très-étendus , et de déployer en même temps leur intelligence naturelle et nationale. Les nombreux couvens qui ont été suppri- més n'ont pas tous été démolis : quelques-uns sont devenus des habitations particulières, d'autres servent à des offices publics. Deux maisons de Carmélites sont actuellement oc- cupées par les ateliers et les employés de la monnaie; et les suivans aux pieds nus , de Sainte - Thérèse, ont cédé leur réfectoire et leurs cellules à la manufacture royale de sal- pêtre. L'un et l'autre de ces établissemens méritent l'attention des étrangers. Nous les visitâmes principalement à cause de la con- naissance personnelle que nous avions des di- recteurs ; mais nous y avons passé une des journées les plus agréables et les plus instruc- tives dont nous ayons joui à Milan. LOMBARDIE. fi^ Nous étions accompagnés dans cette visite par le professeur Breislac (i), le plus savant minéralogiste d'Italie, qui est inspecteur-géné- ral des manufactures de poudre; par M. Primo, qui surveille la fabrication des salpêtres; et par M. Morosi (2), mécanicien royal de lhotel des monnaies. Après avoir vu tout ce qui était intéressant à voir dans ces établissemens que leurs talens ont si considérablement amélio- rés, nous fûmes conduits à la collection mi- néralogique de M. Breislac, collection très- remarquable par la beauté et la rareté des morceaux (qui y ont été rassemblés dans le cours d'une vie entièrement dévouée à la science), et qu'une correspondance extensive a beaucoup enricbie. Ce cabinet , agréable aux yeux même d'une femme , par l'ordre, l'é- légance, la propreté de l'arrangement, et par (1) Monsieur Breislac est avantageusement connu en Europe par ses ouvrages minéralogiques , estimes à juste titre. En conséquence , il n'a pas dû échapper à l'atten- tion du gouvernement italien. Il est membre de l'Institut royal et impérial des sciences et des arts. (2) Milan doit beaucoup à ce gentilhomme pour l'in- troduction de perfectionnemens importans dans les ma- chines, objet sur lequel les Milanais étaient restés, sous l'ancien gouvernement , plus reculés que le reste de l'Europe. 244 LOMUARDIE. la beauté des objets, ne peut être contemplé avec indifférence par le voyageur scientifique. D'après ce que j'ai entendu, il paraît que de- puis Milan jusqu'à Naples, il n'existe aucune collection de ce genre, comparable à celle-là, et la tète du savant professeur contient des richesses qui surpassent de beaucoup celles de son cabinet, et dont il fait part aux visi- teurs , avec une politesse égale à son zèle pour la science. Dans les appartemens de M. Mo- rosi, on nous permit d'examiner un vase et son bassin, du plus riche travail de Cellini. Il est assez probable que ce sont les véritables bacino e bocaletto dont Cellini parle avec tant de délices dans sa vie : ils y sont en effet dé- crits tels que nous les avons vus. Si ce sont eux, ils avaient été terminés en France. Aussi- tôt qu'ils furent achevés, Cellini les porta à son soi - disant patron , le cardinal d'Est de Ferrare, qui sans lui dire un seul mot les em- porta pour les présenter à François Ier. Le roi fut enchanté du présent, et prodigua les éloges à l'ingénieux artiste {il re Vebbe molto caro e mi lodà pià smisuramente clie mai si lodasse uomo par mio (i). Pour reconnaître ce présent, le roi donna au cardinal une abbaye (i) Vita di Cellini. LOftlBAfiDlE. 2/j5 de sept mille écus de rente, et allait récom- penser Cellini, quand ]e saint cardinal eut la bassesse de s'y opposer, en promettant de lui donner lui-même une pension de trois cents écus sur les revenus de l'abbaye , ce qu'il ne fit jamais : E troppo lungo sarebbe a voler dire la diavoleria di questo cardinale (i). Tel est au vrai le patronage des princes (2), qui n'ayant aucune sympathie, ni avec les besoins ni avec les sentimens des artistes, sont rarement conduits dans leur munificence par d'autres motifs que ceux de pure ostentation ou de caprice puéril. Au surplus, que ces objets soient ou ne soient point le vase et le bassin sur lesquels Cellini a raconté cette anecdote (qui ainsi que tout le reste de sa vie offre le tableau fidèle du temps où il vivait), ce sont des morceaux dune valeur incontestable pour la perfection du travail. Ils sont en vermeil ; autour du bassin, les Saisons sont représentées par les diverses occupations rurales qui leur appartiennent. Le bûcheron au milieu d'une (1) « Il serait trop long de dire toutes les diableries de ce cardinal ». fie de Cellini. (2) Pour trouver des preuves de la vérité de celte- assertion , voyez dans les Mémoires d ' Évelin plusieurs exemples du patronage de Charles 11 après la restau- ration. 2/fi LOMBARDE. forêt, l'intérieur d'une chaumière avec un foyer d'hiver, sur lequel se penche un vieux paysan, me plaisent plus que le zodiaque supérieurement ciselé, qui occupe le milieu, Le vase est d'une forme svelte et élégante. La figure principale qui se détache de sa surface, est un héros entouré de toutes les vertus em- blématiques, qu'on attribue par courtoisie à ce caractère des plus douteux. Ces précieux monumens d'un art qu'on ne peut mainte- nant égaler, ont été trouvés, il y a quelques années, au Mont-de-Piètè ( i ) , où ils avaient été mis en gage par une famille noble, dans les mains de laquelle ils étaient tombés. En con- séquence , leur histoire antérieure ne peut être retracée. Parmi les établissemens que nous visitâmes le même jour, il s en trouva un singulière- ment intéressant : c'est une école établie à Milan pour les sujets du pacha d'Egypte. Elle contient un grand nombre de jeunes gens de différens âges, et de toutes les parties de ses domaines. M. Morosi (directeur) et le profes- seur de chimie de l'établissement nous firent 0) Monte di Pieta. f_ tablissement de prêt sur nan- tissement, ordinairement dirigé par les autorités, dans les états du continent. LOMJUttDIE. f>47 parcourir toutes les salles, et dans l'un des dortoirs nous vîmes un jeune homme au teint basané, Agé d'environ dix-sept ans, courbé sur un manuscrit qui occupait toute son at- tention. C'était une traduction de l'italien en copte , qu'il devait envoyer dans son pays. Il était né au Mont-Liban. Je lui demandai s'il y avait long- temps qu'il n'avait reçu des nou- velles de chez lui; il branla sa tête et dit triste ment:^ra« tempo fa (il y a très-long-temps), prouvant par ses regards , que même les cèdres sauvages du Liban peuvent être regrettés au milieu d'une des plus brillantes capitales de l'Europe. Pendant que nous lui parlions, une autre créature gracieuse et intelligente , quoi- qu'à demi sauvage, nous suivait avec un des- sin dont il paraissait vraiment fier : c'était une copie du portrait du roi de Sardaigne. Je ne conçois guère ce qu'il pouvait penser de cette figure. Comme il la tenait tout près de son propre visage, expressif et rembruni, le contraste excita un sourire général. Plusieurs sujets de grande espérance dans les mathéma- tiques, la chimie et le dessin , sont déjà sortis de cette école. Outre les langues vivantes et les sciences naturelles, on y apprend à tra- vailler dans plusieurs arts mécaniques, en- core inconnus dans ces contrées. 11 est curieux 2 :>s LOMBARillE. de voir cette race d'hommes venir après tant de siècles, chercher en Europe ces lumières que leurs ancêtres y ont apportées, pour les reporter dans leurs brûlantes régions. En nous en allant , nous trouvâmes dans la salle de récréation, plusieurs petits garçons qui vinrent à nous en courant pour nous baiser les mains. Ils n'avaient cependant pas encore appris à parler ni le français, ni l'italien. La transition entre les états du roi de Sar- daigne et la république de Genève n'est pas plus brusquement tranchée que le contraste de cet établissement et de celui où nous nous rendîmes ensuite, le pensionnat royal et impé- rial, superbe séminaire féminin fondé parle dernier gouvernement. Là tout était gentillesse, déférence polie, grâces de convention. De tous les bienfaits que la révolution a conférés à l'Italie, celui dont les favorables effets dure- ront le plus long-temps , est un système d'édu- cation pour les femmes, plus libéral, élevé sur les ruines de cette bigoterie dégradante qui était bien calculée pour faire des femmes ga- lantes et des dévotes, mais qui ne pouvait pro- duire des épouses et des mères de famille. Dans la plupart des grandes villes, Bonaparte ou le gouvernement italien qui agissait sous son influence avait formé des établissement LOMBARD! E. 2 |() pour l'éducation des filles de tous rangs, et leur avait attribué des revenus suffisans; sa- chant combien les femmes contribuent puis- samment à déterminer le caractère social, combien une génération de femmes bien éle- vées pouvait aider à tirer la société du gouffre d'immoralité où les vices et la faiblesse des anciens gouvernemens l'avaient plongée dans cette partie de l'Europe. L'Eglise, le couvent et les terrains de San Eilippo Neri , appartenant à un ordre de religieuses , ont été appropriés avec un revenu considérable à cet établisse- ment destiné à faire une école nationale ou l'on admettait plus particulièrement les fdlcs orphelines des officiers morts au service. Il est de fait que, quand ce séminaire a été éta- bli, il ne se trouva pas une dame italienne que son éducation ou son expérience rendît propre à en accepter la direction; et la ba- ronne de Lor, femme d'un mérite distingué et dune conduite irréprochable , quitta une in- stitution semblable qu'elle dirigeait près de- Paris, pour surveiller la nouvelle fondation de Milan. Cette dame nous accompagna elle-même dans notre visite à ce séminaire, et depuis nous recherchâmes toujours l'occasion de jouir de sa société. Comme il n'existe aucune école de 2.70 LOMBARDIE. ce genre en Angleterre, il est impossible d'en donner l'idée par aucune comparaison : mais sons les rapports essentiels du bon air, de l'es- pace, de l'élégance, de la propreté, des soins et du bon ordre, il est impossible de surpasser cette établissement. Le couvent de saint Phi- lipe-de-Neri ressemble à un château royal; ses arcades, surmontées de galeries ouvertes, en- tourent un jardin superbe et parfaitement cultivé. Les dortoirs sont très-grands et pour- vus de cabinets de toilette abondamment four- nis d'eau par de belles fontaines. Il y a aussi des appartemens chauffés scaldatoi, où l'on permet aux enfans de s'amuser avant d'aller se coucher. Les salles sont éclairées la nuit par des lampes suspendues, qui sont renfermées dans des cloches de verre, et qui brûlent jus- qu'au jour; car il n'est pas permis d'avoir des chandelles ou des bougies. Les dortoirs de l'in- firmerie sont à l'étage supérieur et surveillés par deux sœurs de la Charité. Des bains chauds et froids y sont attenans. La lingerie est une grande pièce remplie de tout ce qui est néces- saire pour l'habillement d'une femme, fait par les élèves pour leur propre usage; mais les matériaux sont fournis par la maison. Une autre chambre contient les ouvragesd'agrément. Cha- que classe a des appartemens séparés qui don- LO.MUARDIE. 2^1 nent tous sur le jardin, et le désavantage d'un air chaud et renfermé, si commun même dans nos meilleures écoles, est ainsi réellementévité. Nous vîmes des groupes d'enfans courant d'une classe à l'autre à travers des orangers et des buissons couverts de fleurs, chacune avec son petit chapeau de paille et son panier au bras. Nous les vîmes ensuite rassemblées dans une belle salle, d'où elles se rendirent au réfec- toire autour d'un excellent dîner. Quand ma- dame de Lor entra, plusieurs des plus petites se pressèrent auprès d'elle , et toutes reçurent un nom de caresse ou quelque marque d'affec- tion et de familiarité. Elle leur parla en fran- çais à toutes pour nous montrer leurs progrès, et les fit rire de bon cœur des méprises qu'elles faisaient. L'italien est soigneusement cultivé, et l'on permet le moins possible l'usage du mila- nais. Leurs études sont très-libérales, et doivent choquer la plupart de leurs grand'mères qui apprenaient à peine à lire et à écrire, et qui voyeut leurs illustres descendantes (que leur naissance devait condamner à l'insipidité et à l'indolence) occupées à couper des chemises ou à faire des corsets, à inventer des formes de robes, et à raccommoder des bas, instruites de tous les détails que doit connaître une maî- tresse de maison, et combinant ses devoirs a J1 LOMCARDIT. domestiques avec l'étude des langues, les arts, les sciences et la littérature, (i) Cependant, depuis la restauration, cette institution a subi quelques changemens , comme toutes celles qui avaient été fondées sous le régime précédent. Ces changemens lui (i) L'origine de ces établissemens en Italie est, je crois, due au duc de Melzi. Il a fondé une institution d'éduca- tion pour les fdles à Lodi , et la personne à laquelle il s'est adressé pour réclamer ses conseils et son assistance, est bien connue en Angleterre; c'est la célèbre Maria Cosway, distinguée par tous les talens , toutes les qualités qui peuvent rendre une femme accomplie. Sous son inspec- tion, le pensionnat de Lodi devint ce qu'il est encore, une des meilleures maisons d'éducation qui existent en Italie, et peut-être en Europe. Au bout de quelques an- nées, des affaires domestiques la rappelèrent eu Angle- terre j et c'est une autre dame qui dirige à présent l'école. Les élèves sont au nombre de quarante-deux : leur cos- tume est uniforme, simple et propre sans recherche. L'instruction est la même pour toutes, excepté la mu- sique , la danse et le dessin , que l'on n'enseigne qu'à celles dont les parens sont de rang à nécessiter des talens de ce genre. Elles apprennent les ouvrages d'aiguille utiles et l'économie domestique, de manière à pouvoir, en rentrant dans leur famille à l'âge de quatorze ans, tenir des livres de commerce ou conduire une maison. L'écriture , l'arithmétique et le style épistolaire sont par- ticulièrement soignés , et la géographie, la grammaire et J'histotre enseignées à fond. LOMBARDIE. 3l53 ont rendu quelque chose du caractère monas- tique, qui appartenait à la destination pre- mière de l'édifice. Les enfans ne peuvent plus voir leurs parens qu'au parloir, suivant l'usage des anciens couverts, c'est-à-dire à travers des barreaux de fer. C'est en vain que leurs jeunes cœurs s'élancent vers les objets de leurs affec- tions, elles ne pourront être pressées sur leur sein, portées sur leurs genoux! Elles peuvent poser leurs lèvres à travers les barreaux sur la main qui s'appuie contre la grille, mais tout finit là comme du temps des dames de Saint- Philippe. La paix de 181 5 a fermé une longue carrière de sang, et levé les barrières qui séparaient les nations depuis tant d'années. Les chemins qui conduisent à un commerce d'améliorations réciproques, et que des préjugés et des arran- gemens politiques avaient fermés, non moins que la guerre, furent encore une fois ouverts. Il se fit un mouvement général en Europe. Les royaumes échangèrent leur population; et si les Anglais s'empressèrent à parcourir l'Italie pour y chercher des souvenirs et raviver leurs associations classiques, les Italiens visitèrent l'Angleterre pour observer ce qui pouvait être applicable à leur belle contrée dans les mœurs et les institutions de notre pays. Mais 254 LOMEA.RDIF. les Anglais voyageaient en Italie par groupes: c'étaient des sociétés on des familles composées de personnes de tous rangs et de tous âges , depuis l'enfonce jusqu'à la vieillesse, depuis le marchand jusqu'au pair, et qui marchaient entourées des habitudes, des convenances, des préj ugés de la richesse. Les Ital iens qui passaient en Angleterre étaient, au contraire, générale- ment des hommes isolés, plusieurs dans la fleur delajeunesse,d'autresdansla force de l'âge. Ils ne s'attendaient pas à trou ver lesoleild'Italie(i); à manger des glaces à l'ombre des bosquets d'orangers; ils ne se plaignaient point d'être privés de leurs jouissances habituelles. Ils ve- naient contempler les effets d'un gouverne- ment libre, d'une presse abre,surles mœurs, les lettres, les sciences et le bonheur domes- tique ; et ils ne retournaient dans leur patrie qu'après avoir obtenu, par expérience, toutes les informations qu il leur était possible de recueillir. Dès ce moment leur temps, leurs talens, leur fortune, ont été consacrés à in- troduire dans leur propre pays les lumières qu'ils avaient admirées dans les autres. Les noms historiques de Capponi, Gonfaloniere , (i) Un bel esprit napolitain de la vieille école disait que les soleils d'Angleterre étaient les lunes d'Italie. LOMBARDIE. ^5d Ginori, Pacci, Vélo, etc. sont trop bien connus dans les cercles du grand monde en Angleterre, pour que ceux qui les portaient n'y fussent pas introduits; mais d'après l'apparence exté- rieure on ne se doutait peut-être pas que ces gentilshommes qu'on voyait tous les soirs dans les sociétés les plus exclusives , qui avaient même passé par la terrible épreuve de l'aimanach, assisté aux soupers d'opéra et aux représentations théâtrales privées, du suprême bon Ion, avaient employé leur matinée à visiter les écoles, les manufactures, les ateliers et les laboratoires. « Dans mon premier voyage en Angleterre (dit le comte Gonfaloniere dans un discours qu'il a prononcé à Milan , comme pré- sident de la Société milanaise qu'il avait fon- dée pour l'introduction des écoles d'enseigne- ment mutuel), une école de Londres, où je vis six cents enfans conduits par un seul , me frappa d'étonnement, et en examinant de plus près le mode d'instruction qui permettait d'ef- fectuer une chose aussi extraordinaire, je fus bientôt convaincu qu'il serait dune utilité incalculable si on l'adoptait en Italie. En 1 8 1 (> l'enseignement mutuel a été introduit à Paris, et en 1818 neuf cents écoles de ce genre exis- taient en France. Vers la fin de cette année, à mon retour de Paris, plus persuadé que jamais 2j6 LOMBAROIE. de l'excellence de ce système, d'après des pro- grès aussi rapides, je m'adressai pour la pre- mière fois au vice-roi, pour demander son in- troduction dans notre pays- » La proposition avait à peine été écoutée, quand on forma une association pour la met- tre à exécution; et les descendons des Visconti Trivulzi, Ybaldi, Lambertenghi, Litta, Borro- meo, et Caraffa, noms si fiers et si féodaux qu'on voit si souvent opposés les uns aux au- tres, dans l'histoire d'Italie, s'unirent pour répandre chez leurs concitoyens ces lumières, autrefois soigneusement écartées, et que leurs pères eux mêmes auraient rejetées comme dan- gereuses pour l'ordre social. En 1819, nous avons laissé le comte Gon- faloniere à Milan , occupé à fonder son école, et à former plusieurs autres plans d'améliora- tions nationales. A notre retour dans cette ville, en 1820, nous allâmes , avec le comte et la comtesse, visiter cet établissement, et nous y trouvâmes cinq cent cinquante enfans très-avancés dans l'instruction élémentaire, le système de Lancaster en pleine activité, l'ordre, la propreté, l'activité, aussi bien établis que dans les plus anciennes institutions de ce genre. C'est un spectacle nouveau pour l'Italie; les liens de vasselage échangés contre LOMBARDIE. %5j ceux de la reconnaissance et de l'affection, le pouvoir d'opprimer , remplacé par la volante de faire du bien. Dans les efforts de ces vrais patriotes, on ne voit aucun dessein secret, aucune secte à favoriser, aucuns dogmes reli- gieux à consolider. La porte de la science n'est pas ouverte pour mener aux divines clartés par le médium obscur d'une croyance exclu- sive ; l'enseignement donné n'est pas destiné à river les chaînes qui attachent le peuple à un ordre social, dont les bienfaits sont trop problématiques pour que la connaissance en puisse être confiée sans préparation ) au sim- ple bon sens. Là tout est noble, tout peut se montrer au grand jour; et la seule intention est l'augmentation de la force populaire, et le bonheur universel qui doit nécessairement en dériver. La bonté et l'hospitalité avec lesquelles on nous a reçus à Milan , nous ont donné le moyen de voir plusieurs des palais des nobles et des gentilshommes. Peu de ces édifices sont ouverts au public et se trouvent sur la liste des valets de -place. Les plus splendides résidences de Milan portent toujours le nom républicain de Casa (maison ); elles ont aussi un caractère qui les distingue des palais des classes supé- rieures dans le midi de l'Italie. L'influence i. 17 200 LOMBARDIE. avilissante de l'Espagne sur les Milanais, les a retardés dans tons les arts utiles; et l'on re- trouve encore dans le dix-neuvième siècle les incommodités, les dispositions mal entendues du seizième. En 174^, un voyageur français décrit le palais de l'archevêque et la maison du gouverneur, comme les seules habitations dont les fenêtres fussent entièrement vitrées. Les vitres étaient autrefois une grande marque de distinction; dans les villages des environs de Naples et de Rome, cela est encore ainsi; et plusieurs beaux édifices de Lombardie ont leurs châssis couverts de papier huilé. De grands et utiles changemens ont été effectués à Milan, mais il reste encore beaucoup à faire. Les beaux-arts ont été dernièrement mieux cultivés; mais celui de poser une porte sur ses gonds , ou de clore une fenêtre est encore dans l'enfance. La France n'était pas, au vrai, la meilleure école pour ces sortes de perfection- nemens; et les palais milanais ne sont pas très-inférieurs, sous ces rapports essentiels, aux hôtels parisiens. Les défauts des uns et des autres sont ceux des anciens systèmes qui leur étaient communs, qui influaient sur les petites choses comme sur les grandes; et l'Angleterre a les meilleurs serrures et les meilleurs gonds , de même qu'elle a les meilleurs vaisseaux et LOMBARD IF. 2 5o les meilleures pompes à feu; parce qu'elle jouit depuis long-temps de la plus parfaite constitution politique connue. Presque toutes les anciennes familles de Mi- lan on été illustrées par les faits militaires et les vertus héroïques de leurs premiers fonda- teurs. Le magno Trivulzio , qui joua un rôle si important dans les guerres de François rret de Charles-Quint, fut un de ces chefs dont le courage et l'influence firent souvent changer la fortune des états. La belle et antique Casa Trivulzio, où le général (condottiere) reçu t Fran- çois Ier pendant son séjour à Milan , reste tou- jours sans rivales dans la Contrada Rugabelîa. Elle a cependant été depuis long-temps aban- donnée par la famille; et le marquis actuel occupe une maison aussi vaste, mais plus mo- derne , enrichie par la collection et la biblio- thèque du célèbre Carlo Trivulzio , qui ajouta à un nom dune illustration historique, l'épi- thète de pliiloïogus prœsta?iti$simus. Les ta- bleaux de la maison Trivulce sont en petit nombre, mais bons et précieux; et la biblio- thèque est singulièrement riche en manuscrits et en éditions rares du quinzième siècle. Parmi les premiers on compte les plus anciens raa- nuscrits du Dante, avec une date précise, et 260 LOMBARD!!-:. un Pétrarque imprimé quinze ans après sa mort, est au nombre des derniers. Mais parmi ces trésors, ce qui m'intéressa le plus ( le marquis ïrivulzio nous laissant toujours décider nous-mêmes des objets de notre prédilection, sans nous désigner ceux qu'il estimait davantage), ce fut une sorte d'Album de Léonard de Vinci, où une page de géométrie était suivie d'une page de carica- tures prises peut- être dans le Borghetto, où il allait en recueillir les jours de marché; où un vocabulaire précède une esquisse qui porte l'empreinte de son divin génie. Un autre objet encore plus curieux, est un livre d'heures ou livre d'école, écrit et enlu- miné par Léonard de Vinci, pour l'usage du jeune Maximilien, fils de Sforce dit le More , usurpateur de la souveraineté de Milan. Les pages en vélin contiennent , après quelques- unes de ces maximes générales de conduite, qu'il peut être permis de mettre sous les yeux d'un prince , une suite de vignettes admira- blement conservées et dans toute la fraîcheur et la richesse du coloris original , avec For, l'ar- gent, les teintes d'outremer, aussi parfaite- ment brillans que s'ils sortaient des mains du peintre. LOME AR DIE. 2G1 La première est une vue du château de Mi- lan. Un garde, sur un balcon, donne du cor pour annoncer l'heure de la retraite; au-des- sous on voit dans la cour le petit prince et son précepteur; celui-ci montre l'étoile du soir pour indiquer qu'il est temps de se retirer. Un mauvais petit garçon est occupé à dénicher des oiseaux (on dit que cet enfant est Fran- cesco, frère cadet de Maximilien; et l'on sait que les cadets sont toujours de mauvais gar- çons), tandis que le bon prince , distingué par son bel habit et son maintien discret, s'apprête à obéir aux ordres de son gouverneur. Dans une autre peinture, le bon prince est vu allant à l'école publique, et reprenant avec beaucoup de dignité le méchant Francesco , qui, pour se battre avec un autre petit garçon, a jeté à terre son manteau et son livre. La pièce qui termine celte page est curieuse à trouver dans des heures royales : c'est une main armée d'une verge. La vignette suivante montre l'in- térieur de la salle d'école, qui ressemble à celles qu'on voit encore dans les anciennes sacristies des églises d'Italie. Le bon prince est toujours la figure principale : il est assis en face de son maître ; rien ne peut le distraire de ses études, pas même son nain, monstre d'une laideur risîble, qui le tente par des gri- 262 LOMBARDIE. maces et des contorsions comiques. Cependant deux autres enfans (qui ne sont pas des prin- ces), endormis à ses côtés, laissent échapper leurs livres de leurs mains; et le malheureux Francesco s'occupe en cachette à étouffer, dans sa cage, l'oiseau qu'il a attrapé. L'école finie, le prince est ensuite représenté dînant avec sa bonne et un grand singe; ses camarades d'école et Francesco sont respectueusement debout autour de lui, et composent sa petite cour, où le singe est très-évidemment le premier favori. Le prince Maximilien paraît ensuite monté sur un cheval barbe, superbement habillé, et sortant du château de son père pour aller à la guerre. Une belle dame le contemple du haut d'une tour avec une admiration marquée. Le titre de la vignette est: Il principe contemplato dalle donne (le prince attire l'attention des da- mes). La dernière de ces peintures de gloire et de bonnes fortunes à venir, et sur laquelle les yeux de l'adolescent ont dû se fixer avec le plus de délices, est son Triomphe sur le monde subjugué. Ainsi finit ce système d'éducation royale, commencé par l'hypocrisie, et terminé par le despotisme. L'histoire de ce héros de son propre syllabaire ( prince faible et malheu- reux) est bien connue. Il existe une lettre d'une de ses maîtresses, vrai modèle du styk LOMBARDIE. 20J passionne de ce temps; et comme elle peut être curieuse pour les amateurs, nous l'avons transcrite ici. (i) Un Lucain fait en France en 1 363 (où César est toujours représenté décoré de fleurs de lis, pour montrer que la maison régnante de France tire son origine de lui), et surtout un petit livre donné par Henri iv à sa belle Gabrielle , conte- nant un sonnet de sa composition écrit de sa propre main, sont parmi les objets les plus curieux de cette intéressante bibliothèque. Dans les médailles et objets d'antiquité, on distingue quelques dyptiques consulaires ( dont (1) « Signore mio Sforza ed amoroso bello, ringrazio « per mille voile la signoria vostra di quello che s'e de- « gnala operare per me coq lo ilF 1110 signore vostro « padre , de la lettera che me ha facto avère di miei de- « nari. E quello che non posso supplire di merito con il « refferirne grazie supplirô quando saremo li di tanti <■ dolci baxini. Me raccommando ad vuj signore Sforza « ed amoroso mio bello. L'amorosa vostra Nicolosa. » « Monseigneur et bel ami , je remercie mille fois votre seigneurie de ce qu'elle a daigné faire pour moi, con- jointement avec l'illustrissime seigneur son père, et de la lettre que j'ai reçue à l'égard de mon argent. Ce qui me manque pour exprimer dignement ici ma reconnais- sance sera suppléé par autant de tendres baisers quand nous nous verrons. Je me recommande à vous, seigneur Sforza et mon bel ami. Votre amante, Nicolosa. » -204 LOMBARDII'. un du temps de Justinien). Il n'existe que quinze de ces reliques : la collection Trivulce en possède trois, et deux sont dans l'église de Monza. On voit encore dans ce cabinet une partie du troue des exarques de Ravenne, un faune très-beau en rouge antique, et quantité de vases étrusques, de médailles, de camées, de pièces de monnaie, etc. Mais la casa Trivulzio contient une chambre plus intéressante et plus rare en Italie que sa bibliothèque et son cabinet de médailles. C'est une petite pièce retirée qui termine l'apparte- ment de la marquise: là, chaque fois que nous avons visité la maison Trivulce, nous y avons vu les jeunes dames de la famille, cultivant tous les arts avec zèle et succès, dirigées par leur institutrice et leurs maîtres, sous les yeux de leurs parens; en un mot une des plus dou- ces scènes d'éducation et d'harmonie intérieure qu'on puisse espérer rencontrer en Angleterre, et qui très-certainement ne s'était jamais vue en Italie avant les dernières années. Le cabinet des dames Trivulce offrait l'antidote de la froide intrigue et de la dissipation frivole. Puisse cet exemple admirable être générale- ment suivi, et l'Italie pourrait encore se régé- nérer par les vertus de ses filles, comme le Dante et Pétrarque prouvent que cela arriva du temps LOMBARDIE. à65 dès républiques, quand on y voyait des mères qui , Traendo alla rocca la cliioma Favoleggiava con la sua famiglia De' Trojani di Fiesole e di Roma. Dante, (i) Ma plume doit naturellement, comme mes pas l'ont fait si souvent , aller de la maison Trivulce à la maison Porro Lambertengïii, ré- sidence du comte Porro; mais il nous eût été difficile de contempler avec une froide curio- sité une habitation sous le toit de laquelle nous recevions presque tous les jours des mar- ques de bonté et d'hospitalité (a). Nos observa- (i) « En arrangeant leur quenouille elles parlaient avec leur famille de Troie , de Fiesole et de Rome. » (2) Le comte Porro donnait un diner par semaine ou il réunissait toutes les personnes de talent et de mérite qui abondent à Milan, et plus particulièrement celles qui contribuaient à la rédaction ou au soutien du Con- ciliatore. Paris lui-même pourrait difficilement offrir une société plus aimable et plus intéressante. Là nous voyions entre autres l'auteur de Francesca da Himini, Silvio Pellico(*) ; le marquis Peccbio, jeune seigneur très- instruit ; le professeur Breislac ; le signor Borsieri , petit- (*) Silvio Pcllico est le précepteur aussi affectionne que méri- tant des deux fils du comte Porro. Nous étions à peine arrive's dans notre pays, quand nous apprîmes avec douleur et indignation que ce jeune et intéressant écrivain avait été incarcère1 sous les pré- textes les plus frivoles, par la police autrichienne. 266 LOMBARDIE. lions sur les appartemens et les jardins de la Casa Porro, étaient en effet bientôt détournées par la société que nous avions le bonheur d'y rencontrer. Il serait cependant impardonnable de passer sous silence sa collection de vases étrusques visitée par tous les étrangers, et qui renferme plusieurs des plus beaux morceaux qui nous restent de ces antiquités inimitables. Un objet bien plus admirable et bien plus curieux pour les Milanais, est l'appareil de gaz que le comte Porro, conjointement avec le comte Gonfaloniere, a introduit en Italie, et avec lequel toute sa maison est magnifique- ment éclairée. De quelque côté que nous por- tassions nos regards à Milan , nous voyions toujours des traces de ce patriotisme ardent, fils du célèbre médecin connu en Angleterre par son nom latin Bitrserius ; enfin celui que je nomme le dernier quoiqu'il fût un de ceux dont la présence nous était le plus chère ; l'ami que nous regretterons toujours , l'abbé de Brème, dans la société aimable duquel la gaîlé , la bonne humeur, une simplicité enfantine, adoucissaient les réflexions du philosophe et les profonds regrets du patriote. C'est dans la même maison que nous avons aussi renouvelé connaissance avec l'historien de l'Italie , M. Sismondi , et rencontré plusieurs autres personnes distinguées de presque tous les pays , qui , en passant par Milan , se joignaient au cercle, et partageaient l'hospita- lité de la maison Porro. LOMBARD!!7. lÇ)~j mais raisonné, avec lequel une petite société de nobles intimement liée avec les excellentes personnes dont nous venons de parler , s'oc- cupe sans cesse à provoquer en même temps le perfectionnement physique et moral de leur pays, et le prépare à recevoir cette liberté en apparence encore si éloignée, mais qui, par l'état réel des choses, ne peut long-temps être différée. Le comte Porro , avec la générosité qui caractérise toutes ses entreprises , est encore occupé à fonder une galerie où les ouvrages des artistes vivans et du pays seront exposés. Ce que j'ai trouvé de plus admirable dans ce projet, c'est l'encouragement donné aux pein- tres qui traitent des sujets nationaux, moyen propre à tirer le jeune étudiant de la routine de l'imitation servile, et à propager en même temps les souvenirs de gloire patriotique. Le signor Palaggi, un des premiers peintres de Lombardie, vient de finir pour ce seigneur un beau tableau, dont le sujet appartient à l'his- toire de Milan, (i) (i) Le sujet de ce tableau est la visite que Charles vin lit à Jean Galeas Marie Sforza, prisonnier clans le cliâleau de Pavie , et qui y mourut empoisonné par son oncle Louis-le-Maure, usurpateur de ses domaines. Charles, 2G8 LOMIURDIE. Nous avons dû à la complaisance polie du marquis Malaspina le plaisir d'admirer une collection de pierres précieuses vraiment cu- rieuses , qui rend sa maison l'objet des recher- ches de tous les voyageurs scientifiques, anti- quaires, géologues et lapidaires. On y voit réu- nies les plus singulières bizarreries de la nature. Du corail blanc, des perles noires, montrent combien le compliment banal de dents de perles et de lèvres de corail peut être équivo- que. Là des diamens opaques brillent, pour nous servir de la comparaison dEstefani, comme l'œil d'une vieille dame; et le jais éblouissant dont l'objet était de conquérir, craignait d'offenser son allié Louis, et refusa d'abord de voirie malheu- reux prisonnier ; mais les prières de la femme du pauvre moribond , qui implorait l'appui du roi pour son enfant et son père Alphonse de Naples , réussirent à ob- tenir l'entrevue demandée. Ces efforts furent cependant inutiles. Le seul but du conquérant était de se maintenir dans l'amitié de ceux qui , trahissant l'Italie , l'appelaient à venir tyranniser leur malheureux pays. Voj. SiSMONDl, Rép. iial. Tom. XII, p. i 36 y et Moratori. ' La scène que représente le tableau est le lit de mort de Jean Galeas , et les principaux personnages sont : la du- chesse, son enfant, le roi de France; un page, d'une figure charmante , occupe le fond. Les figures font por- traits , le costume est exact, et la peinture a beaucoup de mérite. LOMBARD IE. 26g renvoie des rayons lumineux. Là se trouvent encore des ressemblances frappantes avec des êtres animés ou des caractères d'écriture , qui , bien des siècles avant le déluge, étaient en- sevelies dans le fond des mines; et des pierres d'une tendance tellement loyale, qu'elles of- frent de fidèles portraits de rois régnans et légitimes. Le marquis Malaspina de Salazar ajoute à l'avantage de sa haute naissance, celui d'être un des plus savans antiquaires de Lombardie ; et son Guida di Pavia, malgré son titre modeste, montre une très-profonde éru- dition dans l'histoire et les antiquités du pays. La Casa Litta était autrefois remarquable comme la seule maison de Milan où la société se rassemblait , et où les étrangers étaient reçus : mais c'était une société qui se réglait sur les armoiries de ses membres. L'esprit avait bien peu de chances pour y être admis sans supports; et aucun lion n'y était aussi bien venu qu'un lion rampant. Lalande y fut cependant admis comme étranger et littérateur; et il dit de ce brillant palais qu il n y ava.it rien clans le reste de V Italie qui ressemblât davantage aux grandes maisons de Paris (i). Un tableau du Cortège et quelques (1) Un riche négociant milanais avait été anobli par 1-tO LOMBARDIE. autres objets d'art, rendent encore la maison Lit ta digne d'attention. Le Guide milanais dé- crit un grand nombre d'autres palais, parmi lesquels sont ceux de Melzi, Settata, Borromeo, Visconti , etc. (i), tous ayant quelque point particulier d'attraction ; mais ces pages ne sont pas destinées à décrire ce qui ne peut se décrire. Les catalogues abondent dans tous les voyages en Italie , où le grand nombre d'objets à ad- mirer nécessiterait un choix entre eux, mais le rend en même temps assez difficile. Sous ce rapport, il reste peu à glaner pour le voya- geur futur; mais sous celui des objets vivans, mouvans, respirans, ce pays peut offrir au Marie-Thérèse. Le premier objet du noble marchand était d'obtenir son admission dans la CasaLitta, et comme il avait été présenté à la cour impériale , il obtint à la fin ce qu'il désirait : il fut reçu , mais quand il arriva , le noble cercle tourna le dos en masse au George Dandin italien. Une personne de la famille impériale reprocha , dit-on, à la duchesse son insolence aristocratique envers un homme qui avait eu l'honneur de baiser la main de l'impératrice , et la duchesse répliqua : « Tout le monde « peut aller à la cour ; mais pour être reçu dans la maison « Litta il faut être muni de preuves généalogiques. » (i) Je n'ai vu aucun hôtel dans Paris plus pari- sien que la résidence de l'aimable duchesse Visconti , à Milan. LOMCARDIE. 27 I politique et au philosophe la plus abondante moisson. Les environs de Milan sont remplis de villas, dont très-peu ont l'apparence des habitations champêtres de la noblesse anglaise. Ce sont des lieux de divertissement passager ou de courtes résidences périodiques. Les nobles vont régulièrement, à la Saint -Martin, s'établir dans leur campagne pour régler les comptes des fermiers, et ils y restent souvent jusqu'à Noël. Les autres séjours qu'ils y font sont rares et très-courts. Leur villégiatura ne dure que quelques jours , et presque toutes les fois que nous avons été invités à des déjeuners à la four- chette ou à des fêtes champêtres dans les villas, les propriétaires revenaient avec nous à la ville pour achever, comme à Y ordinaire , leur soirée à l'Opéra. Il n'y avait autrefois aucun lien local qui attachât les Italiens à la vie rurale. Ils n'a- vaient point le goût des jardins; ils n'avaient pas non plus celui de l'agriculture; ils bâtis- saient, il est vrai, ils poussaient même jusqu'à l'extravagance la passion ruineuse des bâti- mens; mais ils n'achevaient rien, et leurs villas, vastes et désolées, offraient générale- ment l'aspect de la destruction et de l'abandon. Les terrasses, les balustrades, les pavillons, les '2^9. LOMBiWRDIE. colonnades , les forts , les tours , les pavillons, les temples y abondent; mais les beautés fraî- ches et délicieuses de la nature sont exclues presque partout. Nous avons cependant trouvé quelques exceptions à cette apparence géné- rale des villas italiennes, parmi les maisons de campagne nouvellement bâties. L'extension et la décoration des villas royales, sous le der- nier gouvernement, ont réveillé le goût, par la force de la mode et de l'exemple (1); mais avant ce temps , le bon sens d'un individu avait déjà banni de Lombardie, les monstres taillés dans le buis, les images grotesques creusées dans la pierre, qui usurpaient la place des statues grec- ques, et grimaçaient sur tous les parapets, depuis Milan jusqu'à Venise. Un voyage en Angleterre, à l'époque de sa première jeunesse, avait inspiré au marquis de Sylva l'amour des beautés naturelles , et sont goût s'était assez épuré pour qu'il désirât les rappeler dans les sujets d'où l'on semblait les avoir totalement (1) Ceux qui désirent comparer l'ancien et le nouveau style dans les villas , peuvent visiter la Simonelta dé- crite dans tous les Guides des voyageurs , à cause de son écho; mais qui est bien plus intéressante comme exem- ple du goût de la génération précédente. Addison fait mention de cette villa. Elle n'est pas à plus d'uu mille de .Milan. LOMBARD JE. 273 honnies. A son retour de Milan , il développa ses opinions dans un ouvrage élégant qu'il publia sous le titre de Arides Jardins anglais ; et sur les terrains de la belle villa de Cinesello , il a réalisé la plupart de ses idées (i) : on y voit des massifs d'arbres de forêt, de jeunes plantations, des vergers, des buissons, des parterres mêlés dans un désordre naturel, quoique artistement calculé. Là, des taillis, des bois épais entourent des monumens antiques couverts d'inscriptions classiques : les allées onduleuses du parc dominent les plaines de Lombardie; et les Alpes , s'élevant par inter- valles au-dessus de Fliorizon , terminent et em- bellissent les points de vue qui varient à (i) Dans un vieux ouvrage intitulé le Jardin d'hon- neur, on voit que le style des jardins anglais actuel était en usage dans le quinzième siècle en Italie. Un peuple qui aime la nature doit la copier j et les Vies et les OEu- vres du Dante , de Pétrarque , de Boccace , abondent en exemples de l'amour des citoyens des républiques ita- liennes pour les villas qui devinrent des objets de grande dépense. Voyez dans la Vie du Dante, de Boccace, la des* cription de la première entrevue du divin poète avec la petite Bice, la Béatrix qui devait plus tard inspirer ses chants. La nature et la vie champêtre furent négligées en France sous François 1er, et sous Louis xv tout-à-fait oubliées. i, 18 2*74 I-OMBA liDIE. chaque pas. Le Cinesello est le Leasoives ou le Slow du Milanais. La maison est du meilleur style des anciennes villas; elle est spacict. , mais lourde. Les fresques et sculptures de Mon- tai to, Pamfîlo etNegri sont estimées; et la ga- lerie, enrichie de ÏJuëlïJiièS beaux ouvrages de Guercuin , Schidone, Procaccini et Pérugin , tient une place distinguée parmi les collections milanaises. Je remarquai particulièrement une aile de la maison, fort ancienne, qui était restée comme elle avait été arrangée il y a cent ans, pour quelque nouvelle épouse. C'était un ap- partement qui aurait jeté les belles dames du Spectateur dans un ravissement extatique, et qui aurait fait le désespoir d Horace Walpole. Les pièces étaient nombreuses et petites; les chevrons couverts d'ornemens et richement dorés. Des consoles dans les formes les plus grotesques soutenaient des lions et des mons- tres de porcelaine. Les girandoles étaient sem* blables aux premières queChesterfield apporta de Sèvres en Angleterre ; et les armoires et les cabinets paraissaient faits pour contenir la çarde-robe de quelqu'une des duchesses de la famille Sforza. La bibliothèque renfermait de bons livres , plusieurs anciens manuscrits , quelques édi- LOMBARDIE. 27 5 tions rares, beaucoup d'ouvrages modernes, et de plus une petite collection de fossiles et de minéraux. Pour nous donner le temps de considérer à loisir les détails de cette dé- licieuse habitation , le marquis nous invita à un déjeuner à la fourchette. Ce déjeuner fut cependant un dîner somptueux, servi à trois heures. La cuisine était excellemment fran- çaise ; et je ne crois pas qu'aucun financier du temps de Louis xv ait jamais satisfait la haute science de ses gourmands habitués, mieux que le signor Sylva n'était capable de le faire, si quelque adepte dans cet art res- pectable eût assisté à son festin. Balsamo, résidence du marquis de Brème , ex-ministre de l'intérieur, est plutôt un élé- gant pavillon qu'une maison de campagne. Elle est placée au milieu d'un jardin qui res- semble au parterre d'un fleuriste anglais. Nous fûmes reçus, quand nous y allâmes, dans la bibliothèque, qui estintéressantepar les bustes des principaux écrivains piémontais qu'elle renferme. La bienveillante et noble figure de l'abbé Caluso, et la physionomie énergique d'Alfieri, étaient ceux que nous connaissions le mieux. Le dîner fut élégant et magnifique , mais rien n'y rappelait qu'on était à la table d'un e.r-ministre. On se leva, suivant l'usage, 276 LOMBARDIE. avant que la nappe fût levée, pour aller clans les jardins, où l'on servit le café et les liqueurs, et où des bouquets de fleurs furent présentés. La conversation était brillante et animée. Quel- ques personnes causaient en groupe, d'autres erraient dans les allées, et l'on ne songea au départ , que lorsque les lumières enchantées des luciole (1) furent effacées par la clarté de la lune. On jouait le dernier acte de la Vestale, quand toute la société arriva à minuit à l'Opéra. Dans un très-joli casino du marquis Trivul- zio, nous passâmes une véritable journée de campagne anglaise, et la maison avait tout-à- fait l'apparence d'une maison de plaisance fran- çaise. Les meubles, l'arrangement, tout était parisien; les muraillespeintes à fresque,étaient seules italiennes. Les appartemens ouvraient sur un jardin entouré, dans toutes les direc- tions, du plus magnifique paysage. Une belle et grande ferme tient à cette villa, et comme nous étions dans la saison des vers à soie, nous profitâmes de l'occasion que nous avions d'ob- server cette branche d'économie rurale, si iri- (1) Rien n'égale l'effet de ces mouches brillantes pen- dant une soirée sombre et calme ; elles tombent comme une pluie de feu, et brillent sur les feuilles comme de* (Ii a m an s. LOMCARDIE. 1"j J téressante pour des" étrangers. L'arrangement ressemble assez en grand, à ce que nous voyons en petit dans les petites nourriceries de vers à soie des enfans anglais. Les vers sont dispo- sés sur plusieurs rangs de tablettes , dans des pièces spacieuses, et on leur fournit constam- ment des feuilles de mûrier, dont ces arbres sont entièrement dépouillés pour cet usage. La chaleur, l'air renfermé et l'odeur fade de ces chambres sont toul-à-fait intolérables. Quand le temps de filer arrive, on place de petites branches de bruyère pour recevoir les insectes qui, suivant leur admirable instinct, montent le long des tiges pour chercher un emplacement où ils puissent commencer leur cocon. La culture des vers à soie est très - gé- nérale en Lombardie , et c'est une des branches d'industrie agricole les plus lucratives. Son grand avantage est de rapporter en quarante ou cinquante jours, un bénéfice souvent consi- dérable , qu'on peut appliquer immédiatement au service général de la ferme. Les cocons sont échaudés dans le temps convenable, pour dé- truire la chrysalide; et dans les grands établis- semens on les fait filer dans la maison. Les petits fermiers vendent ordinairement leurs cocons à ceux qui ont tout ce qu'il faut pour la filature. Ce travail emploie d'une manière 278 LOMBARD1E. lucrative un grand nombre de femmes qui viennent d'assez loin pour chercher de l'ou- vrage dans les grandes filatures. Dans l'année où nous visitâmes Milan, des banqueroutes considérables parmi les négo- ciais avaient fait éprouver de grandes pertes aux cultivateurs. Quelquefois aussi, les vers ou les mûriers manquent, et cela occasionne une détresse momentanée; mais l'expérience de plusieurs années prouve que le gain est très- fort en proportion du capital employé. (1) (1) Le ver à soie a été ajrporté en Europe par Jusli- nien , qui établit des manufactures de soie à Corinthe, Thèbes et Athènes. Par un document conservé dans les archives de l'église d'Arbo, portant la date de 1018, il paraît que cette île était assujettie à payer un tribut de certaine quantité de livres de soie à Venise; et qu'en cas de manquement, la soie devait être remplacée par un pareil poids en or. Les Vénitiens , par leurs relations avec le Levant, tâchèrent de s'emparer du commerce de la soie : ils établirent des métiers dans leur ville , aidés dans ce projet par l'arrivée de trente-deux familles d'ouvriers bannies deLucques pendant la guerre civile de i3io. En cette occasion , Castruccio Castracani détruisit entière- ment les manufactures naissantes de Lucques , commen- cées avant le treizième siècle. Il est curieux d'observer les mêmes crimes et les mêmes erreurs se retrouvant à diverses époques dans l'histoire du genre humain, et produisant toujours les mêmes mauvais effets , sans que LOMBARDIE. ^79 Le Garnatto du comte Mellerio , l'ancienne villa de la famille Verri , où le comte Carlo Verri s'est occupé si long-temps à perfection- ner l'ancien système d'agriculture , rappelle un peu le Hawckstone du Shropshire. Il existe encore plusieurs villas dans le voisinage de Milan, qui prouvent la richesse et les progrès du goût milanais. Beaucoup de particuliers de la seconde classe, et un assez grand nombre de marchands ont leur casino. Une des plus jolies villas , sur le lac de Côme, a élé fondée avec de la gaze et du linon; et les jardins de la modiste du bon ton, sont aussi admirés que ses bonnets et ses chapeaux. La villa reale de Monza , et la célèbre cathé- drale où l'on conserve la couronne de fer de Lombardie, sont des objets qui, étant vus en- semble, sont naturellement unis dans la mé- moire. Des voyageurs récens ont parlé si lé- gèrement d'avoir été à Monza voir la cou- lonnedefer, que nous crûmes que la chose était extrêmement facile, et que l'église était l'exemple serve à les éviter. Les Vénitiens, en profitant ainsi de la fausse politique des habitans de Lucques , élevèrent leurs manufactures au point de produire à l'état 5oo,ooo ducats par an. De même l'Europe a tiré avantage de la fatale révocation de l'édit de Nantes par Louis xiv. Voyez V Histoire de Venise , par Dam. 280 LOMBARRIlï. ouverte aux étrangers, comme tous les autres objets de curiosité. Nous trouvâmes, au con- traire, que la permission d'examiner cette reli- que était une matière qui demandait beau- coup de temps et de démarches; et nous dûmes au comte Julien, grand-maître, par l'entre- mise du comte Gonfaloniere, Tordre qui nous fut enfin délivré, pourvoir cet objet de tant d'ambition, si souvent disputé par des empe- reurs, et dernièrement saisi par un homme qui n'a pas son égal parmi ses prédécesseurs impériaux. L'ordre était signé par le grand- duc, et contre-signe par le gouverneur de Mi- lan , et nous le reçûmes le soir qui précéda notre visite au chapitre de Monza. La Porta nuova , le gran Naviglio et le joli village de Greco, avec ses belles fresques pein- tes par Luini , conduisent à la ville et à la cathédrale de Monza, l'une et l'autre très- anciennes. Cette cathédrale était de grande im- portance dans le quatorzième siècle ; et la ville a été dernièrement décorée du titre de Cité pur l'empereur actuel , en l'honneur de cette cou- ronne qu'il a si récemment regagnée. Nonob- stant sa nouvelle dignité et la manufacture de soie qu'elle contient , nous trouvâmes Monza silencieuse et déserte; et la grande place, de- vant le Duomo où l'herbe croissait de tous LOMBARDIE. 2.8 1 côtés, montrait combien la châsse de la sainte et royale Théodelinde, cette fameuse et très- populaire reine de Lombardie, était mainte- nant négligée par les descendans de ses sujets. L'apparence extérieure du Duomo est gothique et vénérable, et l'intérieur parait encore plus imposant et plus ancien. Des traces du mau- vais goût des temps barbares ( bassi tempi ) étaient visibles dans les sculptures , les orne- mens, les fresques, dont les murs, les piliers , les autels et les chasses étaient ornés. Nous fûmes reçus à l'entrée par quelques membres du chapitre, appointés par l'archiduc pour faire les honneurs. Le chanoine qui nous conduisait nous laissa dans l'église, se retira pour se préparer à la cérémonie, et revint pon- tifical eme?it vêtu , précédé d'un prêtre qui por- tait un cierge, et de plusieurs clercs en surplis blancs. Cette petite procession, sortant d'une porte latérale, paraissait le modèle vivant de quelques-uns des bas-reliefs environnans, sur- tout de celui qui représente un archevêque de Monza portant la couronne au second mari de la reine Théodelinde. Arrivés devant la châsse de la couronne de fer, qui est renfermée i) (i) La corona ferrea est ainsi nommée à cause d'un cercle de fer renferme dan? le bandeau d'or pur .()() LOMBARDJE. finit par devenir un objet de pitié, et de ridi- cule pour les courtisans, et le sujet d'une gros- sière mais bienveillante familiarité, pour les gens du peuple à qui il ressemblait par son sort et ses habitudes. L'éducation que l'impé- ratrice fit donner à ses filles , a pu être appré- ciée d'après ses effets, dans le cours de leu? . règnes en pays étrangers. La fatale influence que la reine de France exerça sur la cour de Versailles, et qui fit bannir les meilleures tètes des conseils du roi; la conduite et les aven- tures de la trop fameuse Marie-Christine, gou- vernante des Pays-Bas ; et les crimes atroces de cette reine odieuse, dont le nom n'est jamais proféré à Naples sans un mouvement d'hor- reur, sont des faits qui appartiennent déjà à l'histoire. Marie-Thérèse a sacrifié à la conser- vation de ses vastes états , toutes ses affections naturelles, ses scrupules de conscience (i), sa vra même le fourrage et la farine à l'armée du roi de Prusse , qui était en guerre contre l'impératrice son épouse ». OE uvre s posthumes du roi de Prusse. T. S. — Le prince de Ligne disait de la cour de Marie-Thérèse, qu'elle avait l'air d'une caserne ou d'un couvent ; et de l'éducation de ses fds , quelle était, comme celle de bien des souverains , négligée à force d'être soignée. On leur apprend tout , excepté ce qu'ils doivent savoir. (i) L'Angleterre , qui est toujours le cavalière pu- LOMBARDIE. 2Oi dignité comme reine, et son honneur comme dame; et quoiqu'elle aspirât à la réputation de femme chaste et fidèle à ses devoirs , elle s'as- socia avec une des personnes les plus aban- gante des guerres continentales , oublie peut-être les sommes qui lui ont été extorquées pour placer la cou- ronne impériale sur le front de Marie -Thérèse. La Maison d'Hanovre se sentait encore vassale de cette prin- cesse ; et Georges n, son champion déclaré, prodigua le sang et les trésors de ses sujets pour la soutenir. Quand son alliance secrète avec son ennemie naturelle , la France , fut connue , et sa noire perfidie , sa vile ingra- titude pour l'Angleterre découverte; non-seulement l'Eu- rope , mais sa capitale engourdie , sa cour d'esclaves et ses timides enfans, s'élevèrent contre elle. Sa fille aînée, î'abbesse de Claginfurth , l'improuva ouvertement. Son fils Joseph lui demanda comment elle pouvait compter sur la foi de la France, qui l'avait si souvent trompée ; et pour cette remontrance, il fut banni de sa présence; même son mari, le marchand forain , qui se trouvait au conseil quand sa correspondance avec madame de Pom- padour fut révélée, se leva et sortit indigné. Bientôt après les guinées anglaises lui manquèrent, et quand ses ressources furent épuisées, on l'entendit regretter la du* perie de l'Angleterre , dont elle savait si bien tirer parti. Cependant cette puissance avait alors un autre pension- naire royal sur les bras : Frédéric de Prusse recevait de la cour de Londres par un traité , un subside annuel presque égal à celui qui avait aidé Marie-Thérèse à ré- sister aux puissantes de l'Europe. S>.f)2 ItOMBARDIE*. données de son sexe (i). A la fin d'un règne si long et si glorieux, la personnalité de ses vues devint évidente par les résultats de son mau- (i) Elle commençait ses lettres à madame de Pompa- dour, ma princesse et cousine... Kaunitz lui reprochait sa familiarité avec une femme entretenue : elle lui répli- qua en riant : Wai-je pas flatté Farinelli? (Farinelli était le ministre de poche de Philippe v , qui l'avait pris sur les planches de l'Opéra : il lui chanta le même air tous les soirs pendant quarante ans). Le projet d'alliance de l'impératrice avec la France fut traité à Babiole, mai- son de plaisance de la concubine royale. Le conseil était composé de madame de Pompadour , de Bernis, sa créature, et du comte Staremberg , plénipotentiaire de Vienne. Le mariage de Marie-Antoinette d'Autriche avec l'infortuné dauphin , depuis Louis xvi , fut le dernier acte du règne de cette favorite. Bientôt après que madame du Barri lui eut succédé , Choiseul fut renvoyé , d'Ai- guillon devint premier ministre , et la France abandonna l'Autriche pour la Prusse : mais la mort de Louis xv chan- gea la face des cabinets de l'Europe; d'Aiguillon et son système tombèrent , et Maurepas devint premier ministre de Louis xvi. Telle est la stabilité tant vantée des monar- chies héréditaires; telle est la sagesse des conseils despo- tiques. Sous le système de madame de Pompadour, c'était la mode en France de célébrer les vertus et les talens de Marie-Thérèse ; et Louis xv , dans son Parc aux cerfs , déclarait qu'il révérait cette princesse pour sa piété, autant qu'il détestait le roi de Prusse pour sa négligence des devoirs religieux. LOMEARDIK. StO,3 vais gouvernement. Ayant été, pendant le cours d'une existence long-temps prolongée, conti- nuellement engagée dans des guerres étran- gères (fruit de son ambition insatiable), oc- cupée d'intrigues de cabinets, et obsédée par des ministres flatteurs et des favoris du mo- ment, elle laissa ses états, juste au même point où elle les avait trouvés sous les rapports mo- raux et physiques. En Autriche et en Hongrie le système féodal existait dans toute sa mons- truosité, à la fin du dix-huitième siècle comme au commencement du douzième. Le peuple était pauvre, opprimé, misérable; les nobles, jouissant de plusieurs droits et privilèges , étaient corrompus, ignorans, superstitieux: le clergé riche, influent, dominateur. L'idée de la représentation n'était jamais tombée dans l'esprit de personne; la liberté de la presse était inconnue, le gouvernement de cette impératrice était alors comme celui de • son petit-fils l'est maintenant, modelé sur celui d'Alger, avec les seules modifications que les lumières et les connaissances des états voisins peuvent avoir forcément introduites dans les conseils de ce dernier. L'adversité qui obscurcit les dernières an- nées du règne de Marie-Thérèse, ne vint guères à sa connaissance, que par la baisse de se 294 LQMEARDIK. finances. Entourée de courtisans vétérans, il est probable qu'elle ignorait la triste situation où son peuple était réduit, jusqu'au moment où quand on leur demanda de l'argent, ses sujets ne purent donner que leur sang! Ce fut alors que la nécessité produisit ces réformes qui lui ont acquis une si glorieuse réputation. L'augmentation des ressources était exigée im- périeusement; les contributions sur le peuple avaient été épuisées; on avait tiré tout ce qu'il était possible d'en tirer; il fallut donc qu'elle se tournât du côté de sa noblesse et de son clergé, et tant en Italie qu'en Autriche, elle attaqua à la fois leurs biens et leurs privilè- ges. Pendant qu'elle pillait ainsi sa riche aris- tocratie, elle commença à parler de son pau- vre peuple : mais les privilèges abolis , et les abbayes supprimées, augmentaient le nombre des mécontens, plutôt qu'ils ne donnaient de la popularité à l'impériale réformatrice. Sa ré- forme était venue trop tard; ses sujets ne virent dans ces changemens si long-temps différés , et cependant si promptement adoptés, que les expédiens temporaires d'un banqueroutier, et non les bienfaisantes intentions d'une sou- veraine éclairée. La mort vint empêcher l'ac- complissement de ses desseins; et son fils et successeur, Joseph n , avec d'autres moyens et LOMBARDIE. Q.C)5 d'autres \ues,fut tout ce qu'elle avait affecté d'être. Quand son père lui eut cédé la couronne, Joseph sentit que cette mère qui avait tour- menté sa jeunesse, qui l'avait tenu dans un éloignement humiliant de toutes les affaires publiques, ne lui laissait encore qu'un sceptre sans pouvoir. Pour éviter de jouer le rôle in- signifiant d'un souverain de parade, il quitta sa cour, et visita (comme simple gentil- homme) la plupart des états de l'Europe. Les connaissances acquises par l'expérience, opé- rant sur un caractère naturellement énergi- que et sensible, dissipèrent les illusions d'une éducation royale, réveillèrent d'humaines sym- pathies, et provoquèrent ce sentiment si 110- • blement exprimé dans la cour despotique de son infortunée sœur : « que le plus grand bon- heur possible était de régner sur un peuple libre ! » Le malheur d'un tel prince a été d'être placé à la tète d'une nation dégradée et abru- tie, pour laquelle sa philosophie était trop avancée , et ses vues trop élevées. Sa faute a été de prendre un chemin royal pour aller à la réforme, de marcher trop vite vers la régénération nationale , ce qui , malgré la pu- reté d'intention, se sentait encore du despo- tisme. Dans son impatience de faire le bien , 296 lombabdie. il regardait plus à la fin qu'aux moyens, et il dédaigna de ménager la superstition, que sa vocation était de détruire. Le peuple ne le comprenait pas ; les nobles et les prêtres le comprenaient parfaitement. Ils virent quel était son but , et se coalisèrent pour le dé- tourner et sauver leur pouvoir et leurs privi- lèges. Ils s'aperçurent qu'il attaquait l'Église, en invalidant les bulles du pape quand elles n'étaient pas transmises par sa propre auto- rité. Ils sentirent qu'il détruisait l'influence aristocratique en mettant au jour les innom- brables défauts d'un code suranné et corrom- pu, en supprimant les nombreux tribunaux partiels qui donnaient la puissance au petit nombre en opprimant le grand; en un mot, ils le virent attaquer hardiment les abus du gouvernement féodal , et commencer le sys- tème de réforme radicale que la révolution française adopta ensuite , mais ne put pas achever. Les actes du gouvernement de ce mo- narque qui ont excité le plus d'animosité , sont ceux qui prouvent le mieux son humanité et sa sagesse. Tels étaient ses décrets de 1781, qui accordaient le libre exercice de leur reli- gion aux grecs et aux protestans, qui étaient, avant, traités dans ses domaines comme les catholiques d'Irlande le sont encore par le gou- LOMBARDIE. ^97 vernement anglais. Il donna à tous les chré- tiens, de quelque secte qu'ils fussent, des droits égaux; il ouvrit les écoles et les Universités à cette race si long-temps persécutée, aux juifs; aux juifs maintenant pillés et assassinés en Allemagne. A ces grands ouvrages calculés pour avancer rapidement la cause de la ré- forme sociale , il en ajouta d'autres qui ten- daient à la même fin. Il fonda des collèges , des bibliothèques, où ses pères avaient élevé des couvens et des églises; il fit traduire en langue vulgaire, la Bible qui avait été jus- qu'alors éloignée de la connaissance du peu- ple; il ôta aux prêtres la censure littéraire ; il abolit les droits seigneuriaux et la corvée, et rendit les taxes égales ; et quoique par ces actes le pouvoir se concentrât dans les mains du souverain, cette suprématie exclusive promet- tait de devenir un jour la base d'un gouver- nement libre; car un peuple à qui on a appris à connaître ses droits, ne tarde jamais long- temps à les obtenir. Dans un changement vio- lent, la concentration est d'abord nécessaire pour produire l'unité d'action , sans laquelle aucune révolution importante dans les lois ou le gouvernement, ne pourrait jamais réussir. Mais quel a été le résultat, quelle a été la récompense des efforts volontaires d'un prince 2()8 LOMRARDIE. en faveur de son peuple opprimé? — Quelles statues semblables à celles d'Amédée de Sa- voie, de Louis de France, de François d'Alle- magne, ont été élevées par la servilité aristo- cratique ou par la reconnaissance populaire à la gloire de cet empereur philosophe? Joseph, ce souverain patriote, l'ami, le protecteur des lettres et des arts, mourut de cîiagrin ; et sa mémoire ne fut honorée d'aucun trophée, son nom ne servit de sujet à aucune élégie acadé- mique! Le pape, les prêtres, les princes et les nobles d'Allemagne et de Lombardie, s'unirent contre lui ; le peuple ignorant et bigot le crut ennemi déclaré de la religion; et, servant d'é- cho aux classes supérieures , il criait le nom de Marie-Thérèse dans les rues de Milan, pour témoigner son aversion pour son successeur. A Vienne, des Autrichiens brutaux proféraient dans un dialecte rude et barbare , sous les pro- pres fenêtres du palais impérial, qu'il meure (ou pour traduire plus littéralement leur phras-e, qu'il crève). Ii expira poursuivi jus- qu'à la fin par ces terribles exécrations, im- plorant la grâce de mourir en paix. (1) (ï) A l'arlicle de la mort, le cardinal archevêque qui remplissait auprès de lui les derniers offices de l'tglise, lui refusa, dit-on, l'absolution , s'il ne voulait pas ai»- LOMBARDIE. 2f)(j Son frère, le grand duc Léopold, accusé (peut-être à tort) d'être moins sincère, quoi- qu'il fût aussi intelligent et aussi éclairé, fut appelé de son petit état de Toscane, au mo- ment où il travaillait également à des réfor- mes, pour gouverner l'empire et voir les résul- tats des inutiles efforts de son aîné. Plus politique, plus temporiseur, moins ardent que Joseph, Léopold cédait graduelle- ment (contre les suggestions de sa propre rai- nuler plusieurs de ses actes ; et ayant obtenu beaucoup de la faiblesse et de l'impatience d'un mourant, il alla sur le balcon où , pour apaiser le peuple , il déclara que l'empereur était absous , et avait rappelé les décrets qu'il avait faits en leur faveur : les esclaves secouèrent leurs chaînes en signe de triomphe , et il fut permis à leur sou- verain de mourir en paix. L'éloge de ce prince a été fait en plusieurs occasions par les deux seuls souverains contemporains qui eussent des talens et du bon sens , Frédéric et Catherine. En par- lant de Joseph au prince de Ligue , Frédéric lui deman- dait : Avez-vous entendu ce qu'il m'a dit de la liberté de la presse et de la gène des consciences? il y aura bien de la différence entre lui et ses bons ancêtres. — Il aurait pu ajouter , et sa postérité immédiate. Catherine disait de lui au même prince de Ligne : L'esprit de votre, souverain est toujours tourné du côté, de l'utile : rien de frivole dans sa tête; il est comme Pierre-le-Grand. Lettres du prince de Ligne. 300 LOMBAIUME. son) au torent de l'opinion. Les Hongrois re- demandaient leurs donjons et la vieille cou- ronne rouillée de saint Etienne , gage de leur antique esclavage. La noblesse autrichienne et lombarde appelait à grands cris la féodalité et le vasselage, et les prêtres instiguaient les uns et les autres. L'empereur, avant de leur accor- der enfin leurs demandes , combattit pour procurer aux malheureux paysans quelque amélioration , en obtenant qu'ils eussent le droit d'avoir la propriété d'une petite terre; et cela lui fut refusé. Les Pays-Bas, qui s'étaient si long-temps opposés aux tentatives de l'em- pereur Joseph, pour affaiblir la puissance du pape et du clergé, et diminuer les richesses excessives des cent cinquante abbayes de Flan- dre réclamèrent leurs anciens abus, et retour- nèrent aux systèmes de Marie -Thérèse. Léo- pold après avoir quelque temps résisté en vain, laissa son empire rétrograder à cet état d'avi- lissement dans lequel il existait sous le gou- vernement de sa mère, et dans lequel il existe maintenant sous celui de son successeur. Comme il avait partagé les opinions de son illustre et infortuné prédécesseur, il eut un sort pareil au sien. Le peu d'intérêt qu'il prit au congrès des rois et à la coalisation contre LOMBARDIE. 3ûl la république française, rendit suspecte (i) sa fidélité aux prêtres et aux nobles. Son fils leur donnait bien plus d'espérance, n'ayant pas été nourri comme son père et son oncle, à l'école de l'humiliation et de la sujétion. Dans la fleur de l'âge et de la santé, Léopold mourut subitement au milieu de douleurs violentes dont il fut saisi après avoir bu un verre de ( i ) Il savait que la reine de France sa sœur était accu- sée d'être à la tête d'une conspiration autrichienne , pour opérer une contre-révolution dans le moment même où son mari s'engageait personnellement à maintenir le nou- veau gouvernement : il craignait alors d'exposer cette princesse à la vengeance d'une nation déjà exaspérée {.Voyez Coxe , Maison d' Autriche.) Quand Léopold fut enfin forcé d'entrer dans la confé- dération , il le fit avec une froideur dont Brissot a fait mention dans son fameux discours à l'assemblée législa- tive (*). Pendant l'entrevue de l'empereur et du roi de Prusse à Pilnitz, le comte d'Artois arriva pour presser les hostilités qui eurent de si fatales conséquences. Les représentations du prince français enflammèrent aisé- ment l'imagination de Frédéric-Guillaume; mais il fut plus difficile de vaincre la répugnance de Léopold ; et ce ne fut que par des importunités réitérées, et presque de force , qu'on parvint à lui faire signer la déclaration des rois croisés du dix-huitième siècle. (*) « L'empereur, comme prince, veut la paix; comme empe- l'eur, il a l'air de vouloir la guerre. » 302 LOMEARDIE. limonade chez un seigneur qu'il avait honoré de sa visite. Il ne régna qu'un an , et son fils, l'empereur actuel, François ier, lui succéda. L'histoire de ces deux règnes si courts et si féconds en événemens singuliers, offre l'état social sous l'aspect le plus triste et le plus dé- courageant : un peuple à qui un gouvernement oppresseur a tellement fait oublier les bien- faits de la liberté, qu'il répugne à les recou- vrer. Cela démontre de plus un fait politique des plus importans; c'est que les rois qui peu- vent prodiguer les privilèges n'ont pas le pou- voir de donner des droits. Les souverains qui peuvent répandre des distinctions, des mar- ques d'honneur, ne peuvent greffer une con- stitution ; c'est la nation qui doit la demander. Maisquoique la philanthropie de Josephn n'ait pu réussir à corriger en peu d'années les abus de plusieurs siècles; quoiqu'il soit mort victime de ses espérances trompées, qu'il avait voulu réaliser trop prématurément, la protection qu'il accorda aux sciences et aux lettres, ses soins pour propager l'instruction , ses atta- ques constantes contre la superstition, eurent cependant à la longue l'effet qu'on devait en attendre dans ses états d'Italie, sur un peuple dont l'esprit naturel a été amorti, mais jamais anéanti. LOMBARDIE. 3o°» Vers la fia du dix-huitième siècle, le génie du nord de l'Italie éclata soudain comme une éruption volcanique. Tandis que les vieux nobles Milanais soutenaient avec toute La force que leur avaient laissée leurs habitudes effémi- nées, les anciens abus, l'esprit et la philoso- phie leur livraient une guerre ouverte. Becca- ria produisit son inestimable ouvrage des Dé- lits et des Peines , Alfiéri son Tirannide , Pari ni son Poème du Jour , et tous les talens de la Lombardie s'unissaient pour la rédaction du Café y feuille périodique admirable où l'on attaquait en masse ce que l'habileté indivi- duelle avait assailli en détail. Les Verri (qui formaient à eux seuls une armée pour la cause de la vérité) et les Carli, aidés par les Franks et les Tissot, travaillaient à réveiller le goiit des sciences; et la jeunesse qui suivait leurs cours s'éclairait des lumières de leur patriotisme , qui rendaient visibles les ténèbres de leurs pères ; pendant que ceux-ci complotaient dans les salons de l'archiduchesse Béatrix, pour contrecarrer les sages mesures des hommes méritans que l'empereur avait mis à la tête de l'administration en Italie. Entouré à son arri- vée à Milan, par tous les savans et les gens de lettres, et trompé par les connaissances d'un petit nombre sur le perfectionnement général, 3o4 LOMBARDIE. Joseph ne concevait pas quels étaient les ob- stacles à sa volonté et au bien-être de ses sujets italiens; quels étaient les ennemis se- crets de son repos. Il les trouva dans le sein de sa propre famille, chez l'archiduc Ferdinand son frère, chez l'archiduchesse Béatrix sa belle- sœur, gouverneurs délégués du Milanais. L'ar- chiduc Ferdinand ne ressemblait en rien à ses frères aînés, il avait été beaucoup moins éprouvé par l'adversité, parce que sa jeunesse et sa médiocrité l'avaient éloigné de la sphère des soupçons de sa jalouse mère. Il était sem- blable à son mercantile père, et dans ses bon- nes et dans ses mauvaises qualités. Comme le vieil empereur, il aimait à s'occuper des com- mérages de sa cour, ou de spéculations com- merciales. Il était lié dans les détails de ses affaires avec tous les fournisseurs d'armée, et il leva du blé (i), qu'il vendit au plus haut prix, (]) Quand les armées françaises se trouvèrent pres- que réduites à la famine en descendant les côtes arides de Gênes , ce furent les greniers de l'archiduc qui vinrent à leur secours. Quelques personnes cependant sujDposent que cette stupidité apparente était une politique pro- fonde; qu'il voyait le cours que prenaient les événemens, et qu'il tâchait d'assurer son indépendance, en séparant son sort de celui de l'empereur son frère. On se disait coufidemment à Milan que les archiducs avaient tenté LOMBARDIE. 3ck> même aux révolutionnaires français, dans le temps où ils marchaient contre la capitale qu'il gouvernait. Ses plaisirs étaient des parties de débauche, et tous ses goûts étaient en op- position avec l'instruction polie que les favoris de son frère et empereur possédaient ou affec- taient de posséder. L'archiduchesse Béatrix , de la maison d'Est, fille et unique héritière du duc de Modène alors régnant , dont le duché était sa dot, avait un ascendant consi- dérable en Lombardie, par sa naissance; as- cendant qu'elle porta à un très-haut degré d'influence, en déployant les qualités les plus précieuses aux yeux de l'ancienne noblesse. Remplie des préjugés les plus aristocratiques, fanatique dans toute la force du terme, fière, impérieuse, elle contemplait les premières des négociations avec Bonaparte. Enfin , pour en finir avec les insipides sujets de ces observations, l'archiduc Ferdinand est mort ; le fils qu'il a eu de l'archiduchesse Béatrix est le duc de Modène actuel ( son cousin , l'em- pereur régnant , vient de le nommer général en chef des forces contre Naples); l'archiduchesse Béatrix est maintenant, je crois , duchesse de Carrara : nous l'avons vue à Florence , où elle était venue , en 1819, visiter son neveu, le grand-duc de Toscane ; et nous l'avons vue telle qu'elle était quand elle dirigeait la faction contre les littérateurs de Milau et son beau-frère Joseph h. I. 20 3u6 LOME A RDI E. lueurs fie l'émancipation politique et sociale avec une sainte horreur, et s'y opposait avec une obstination et une virulence qui ressem- blait au zèle religieux. Avec tous les artifices de son sexe , elle tâchait, à force de manœu- vres sourdes, d'entraver la marche de cette réforme que son beau-frère travaillait à opérer par les moyens les plus prompts et les plus ouverts. Joseph comprit bientôt qu'il n'avait rien à espérer de la coopération de la cour de Milan. Pour contrebalancer son influence, il réduisit le pouvoir politique du grand-duc au nom et à la représentation, et mit les rênes du gouvernement dansles mains du com te Firmian. Ce ministre bienveillant et éclairé eut à com- battre, pendant sa courte administration, con- tre les intrigues compliquées, et la politique machiavélique qui prédominait toujours dans les petites cours d'Italie, et plus particulière- ment dans la moindre de ces petites cours , celle de Modène. Cependant il poursuivit sa noble carrière, secondé par tous les hommes dont les talens et les principes honoraient leur patrie; tandis que tous ceux qui se trou- vaient froissés dans leurs intérêts personnels et leurs préjugés, choqués par sa justice égale et impartiale, et par sa sagesse législative , se groupaient autour du grand-duc et de la du- LOMBAIIDIE. 3û7 chesse, dans leur retraite de Monza. Non-seu- lement les foudres de l'Église grondèrent dans les chaires, mais les armes d'une puissance encore plus formidable furent dirigées contre les hommes de génie qui appuyaient les me- sures du comte Firmian. La mode essaya dans les cercles insipides de Béatrix , de singer le ridicule, que la frivole, mais brillante cour de Marie-Antoinette dirigeait en jouant, contre des hommes tels que Turgot, Necker, d'Alem- bert et Condorcet. Les lourdes plaisanteries de la cour de Béa- trix eurent leur effet : l'abolition de la tor- ture recommandée par Beccaria, et adoptée par l'empereur, fut unanimement déclarée de mauvais ton; les Verri étaient des sujets de risée, et l'entrée d'un des éditeurs du Café dans un casino nobile, était un signal pour que tout le monde se levât et quittât la cham- bre. Il n'y avait ni faveur, ni tarocco dans les palais royaux , pour ceux qui cherchaient à se lier avec des gens de lettres ; et tout homme qui les cultivait et professait des opinions libé- rales, quelles que pussent être sa naissance et ses précédentes liaisons, était banni des so- ciétés distinguées dans son propre pays. Cepen- dant, en dépit de cette réaction momentanée, l'admirable poème de Parini (il Giorno) était 3o8 L0MBARD1E. lu avec avidité, quoiqu'il peignît les vices, les ridicules, les folies, et condamnât la perversité des classes supérieures. Le Traité de Beccaria fut traduit dans toute les langues de l'Europe; et la génération naissante était préparée gra- duellement à coopérer à ce grand changement qui devait déplacer les Ferdinand et les Bèatrix, et frapper dans ses fondemens un vil système qui pourra un instant rassembler ses élémens épars , mais qui ne les rétablira jamais dans leur première cohésion. Quand les progrès de la révolution semblè- rent se diriger vers les Alpes, et menacer le gouvernement chinois de Milan , toutes les ma- chines furent mises en jeu pour s'opposer à son influence, et prévenir le peuple de Lombardie contre ses principes. Tous les talens littéraires qui purent être commandés ou séduits, furent enrôlés dans la cause des ennemis de la rai- son. L'abbé Fontana fut engagé à traduire l'in- sipide ouvrage d'Arthur Young , sur la révolu- tion française. L'abbé Soave écrivit un livre de commande contre les habitudes et le caractère de la nation française ; et il réussit au point que plusieurs personnes du peuple crurent im- plicitement (ce qu'il avait impudemment avan- cé), que dans quelques parties de la France, les hommes étaient cannibales, et croquaient les LOMBARDIE. ?)Of) petits enfans comme les Italiens mangent les macaronis. On priait l'infortuné Louis xvr , comme un saint canonisé; des miracles furent exécutés en son nom clans le Duomo , et la presse mettait continuellement au jour des contes qui ne pouvaient trouver créance que chez un peuple exclus depuis long-temps de tous moyens d'acquérir des connaissances. Mais tandis que certains nobles et une grande partie du bas peuple soutenaient toutes ces in- ventions ou y ajoutaient foi , la moyenne classe, tous les gens éclairés, et plusieurs des plus jeunes branches de l'aristocratie, se dispo- saient à se ranger du côté de la révolution. L'opinion publique commençait à s'élever du milieu des erreurs antiques et des préjugés hé- réditaires. Les lecteurs du Café, les admira- teurs d'Alfiéri , les disciples de Carli et de Bec- caria s'étaient déjà déclarés pour ce change- ment qui avait détruit les institutions féodales, dans un des états les plus éclairés de l'Europe, car ils étaient trop loin de la scène pour être choqués par les événemens qui ont retardé les progrès de la révolution, et déshonoré ses meilleurs actes. Ce fut des rangs les plus dis- tingués de la société milanaise que sortirent les plus fermes, les plus sages apôtres de la OlO I.OMBAHDIE. liberté. La naissance , la fortune , les vertus du duc de Melzi donnèrent à son exemple une influence d'une rapidité électrique. Haï de la cour, révéré par les classes moyennes, son patriotisme désintéressé était reconnu de tous, et chacun était disposé à penser mieux d'une cause qu'il avait si vivement embrassée. Les citoyens éclairés de l'Italie septentrionale n'hé- sitèrent plus à donner carrière à leur mécon- tentement long -temps contenu, et s'atta- chèrent au parti que le duc de Melzi et des hommes tels que lui soutenaient ouvertement. La catastrophe approchait : l'armée fran- çaise descendit des Alpes , et sous le comman- dement de Bonaparte devint l'arbitre de la Lombardie autrichienne. Les mots liberté, éga- lité furent, les enseignes du jour ; on créa un gouvernement provisoire purement italien , sous le titre & administration générale , et les hommes les plus distingués de Mantoue, de Crémone, de Pavie, de Corne , furent appelés pour coopérer à son organisation. Le duc de Melzi était toujours l'âme de tout. Connaissant mieux que personne l'état précis de civilisa- tion où son pays était arrivé , il donna un ca- ractère au premier gouvernement libre de l'Italie, qu'il perdit quand il fut privé des con- LOMLARD1E. Oïl seils et de la prépondérance puissante de cet excellent citoyen, (i) Ce gouvernement, quoique placé sous l'in- fluence militaire, et dépendant à l'égard des impôts fonciers, avait conservé le droit de nommer à tous les emplois publics , admi- nistratifs ou judiciaires , et tous les autres droits qui constituent un état indépendant et national. Parmi ses premiers actes, on compte l'abolition des privilèges exclusifs (2) et la for- ( 1) Quand Bonaparte se revêtit de la pourpre impériale, et queMelzi vit à quel sort l'Italie était destinée; sentant qu'il avait été lui-même dupe de ces illusions dans les- quelles Napoléon avait l'art d'envelopper tous ses admi- rateurs , il se retira des affaires , et passa les dernières années de sa vie dans une profonde retraite , à sa belle villa sur le lac de Côme. Quoiqu'il se soit laissé entraî- ner à accepter le vain titre de grand -chancelier du royaume , on fut plus porté à le plaindre qu'à le blâmer, et il mourut regretté du plus grand nombre , et révéré de tous. Le jeune duc et la duchesse, ses fils et belle- fille, sont des modèles de vertus domestiques, et ont hérité d'une grande partie de sa popularité. (2) Un des premiers actes , et des plus sages du nou- veau gouvernement, fut la défense de porter des stylets, et même des couteaux. Les récils qu'on a faits des assas- sinats, en Italie, ont toujours été exagérés. Dans le nord, ce crime était beaucoup plus rare que dans la partie méridionale. Depuis la suppression des moyens 012 LOMBARD! E. mation d'une garde nationale* Bonaparte se réserva le soin de créer l'armée d'Italie. Une carrière s'ouvrit enfin pour toute es- pèce de mérite. Cesarotti , l'élégant traducteur d'Ossian , trouva dans la sauvage mélancolie de Malvina un passe - port pour arriver aux distinctions politiques. Bonaparte le reçut avec enthousiasme , en fit un des chefs du nouveau gouvernement, et le nomma cheva- lier commandant de la légion d'honneur, avec une pension suffisante pour soutenir sa nou- velle dignité, addition toujours bien adaptée de satisfaire les impétueux mouvemeiis de la colère ou de la vengeance, l'assassinat y est presque inconnu , du moins il y arrive aussi rarement qu'en aucun autre pays de l'Europe. Plus de meurtres sont commis en Angle- terre et en Irlande, en quelques mois, d'après le témoi- gnage des papiers publics et des nombreuses exécutions, qu'il ne s'en commet en Italie dans le cours d'un pareil nombre d'années. Pour prouver la vérité de cette asser- tion , j'en appelle aux Anglais de tous les partis qui ont résidé en Italie depuis la paix. Les rues de Milan sont tellement sûres la nuit, que les étrangers les parcourent à toutes les heures avec autant de confiance qu'en plein jour. Il y a effectivement assez peu de différence. La plupart des cafés sont ouverts, les guitares et les chants se font entendre presque jusqu'au lever du soleil , et dans les belles nuits à clair de lune, personne ne pense à se retirer. LOMBARDir., OU à une distinction académique. Angeîo Mazza , son ami , fut remarqué, quoique sa réputation ne se fondât que sur sa traduction des Plaisirs de l imagination , d'Akenside. Casti devint la société habituelle du général républicain. Parmi , \eBurns(i) de la Lombard ie, tenait ses lettres de noblesse de son charmant petit poëme du Jour, et sa naissance villageoise ne fut point un obstacle à son élévation politique. Malgré son grand âge , il devint l'un des mena» bres du gouvernement suprême de la répu- blique Cisalpine. Monti , en dépit de sa Bas- vil liade et de la loi rigoureuse qui était en force contre ceux qui avaient écrit pour les tyrans, composa des hymnes patriotiques, et fut pardonné. Les honneurs suivirent bientôt l'absolution, et le poète fut distingué par le nouveau gouvernement et créé historiographe par Bonaparte, qui lui donna mille loùis après avoir lu son Barde de la Forêt noire, et lut toujours pour lui, dans la suite, un admira- teur enthousiaste et un protecteur libéral. Tozzini, Morosi et Breislac furent invités à contribuer, parleurs talens et leurs sciences, (i) Burns , d'une famille de paysans d'Ecosse , ne dut ses talens et sa réputation qu'à ses dispositions naturelles. Il est auteur de Pastorales estimées. 3 I 4 LOMKARDIE. aux progrès du nouvel ordre social , et à rece- voir des récompenses proportionnées à leur mérite. Fontana, qui futsurpriss'enfuyantavec son Arthur Young sous le bras, fut ramené par le docteur Rasori, et présenté par lui à Bonaparte, comme un savant recomman- dable. 11 fut nommé membre du corps légis- latif, et fut toujours distingué dans la suite. Même l'abbé Soave ( avec son livre anthro- pophage), qui avait pris la fuite à la pre- mière approche des cannibales français, fut invité à revenir, sous promesse de n'être point mangé. On rit d'abord de sa calomnie, puis on l'oublia; on ne se rappela que de ses traduc- tions d'Homère et de Gessner, et il fut récom- pensé : on le nomma à la chaire de logique de Pavie, qu'il a occupée jusqu'à sa mort, (i) En i 799 , le retour des Autrichiens en Lom- bardie, et l'horrible réaction de Naples, pro- voquée par les intrigues de la reine, assistée des Anglais, changèrent la face des choses en Italie. La mort et l'exil furent à l'ordre du (i) Quand nous visitâmes cette fameuse université , l'on y parlait encore de l'abbé sous le nom de 77 padre vera idea , d'après le titre de son ouvrage anti-jacobin intitulé : La vera idea délia revoluzione francese (Idée véritable de la révolution française). LOINEVRIilK. 3 i 1) jour. Snwarow, à la tète de ses cohortes russes, fut amené par l'empereur d'Autriche dans le milanais; les Français furent chassés de la pé- ninsule, et cette charmante et malheureuse contrée obligée (i) de subir la même destinée qui couvrit de sang patriotique le sol de la Po- logne, et fit passer l'épée de l'extermination sur sa capitale. En juin 1800, la bataille de Marengo fut livrée, et les Français devinrent encore une fois maîtres de l'Italie (2). Le général Bona- parte avait été reçu la première fois à Milan , comme un conquérant : à son retour, on le considéra comme un libérateur. Le premier (1) Depuis 1799 jusqu'à 1800. (2) Bonaparte s'adressa ainsi à son armée le soir de cette mémorable bataille : « C'est avoir fait trop de pas en arrière; le moment est venu de faire un pas décisif en avant. Souvenez-vous que mon habitude est de coucher sur le champ de ba- taille ». La nuit finit le combat, compléta la victoire, et Bonaparte coucha sur le champ de bataille qui avait vu tomber Desaix. La tombe de ce véritable héros, est sur le sommet du Saint-Bernard , où Bonaparte fit célébrer des jeux funèbres à sa mémoire. Les moines de Saint-Bernard amusent encore les voya- geurs avec les détails de ces jeux classiques, qui ame- nèrent pour un moment dans leur couvent le fracas d'une caserne et la pompe d'une cour. 3l6 LOMBARDIE. consul de France fut constitué président de la république italienne; et l'Italie entière envoya les plus braves de ses fils remplir les rangs d'une armée qui donnait déjà de si nobles espé- rances à la nation. Les Milanais, dans le moyen âge, ont été en Italie ce qu'étaient les Hotspurs du nord; mais leur esprit militaire et leurs espérances fu- rent également abattus dans leurs inutiles efforts pour résister aux armées d'Espagnols et d'Autrichiens de l'empereur Charles-Quint. Depuis cette époque, la haine invétérée qu'ils conservaient contre leur inexorable vainqueur, avait établi chez eux comme une sorte de point d'honneur de ne pas porter les armes sous les drapeaux de leurs maîtres étrangers; mais ce sentiment , si noble dans son principe, dégénéra avec le temps; et ceux dont les ancê- tres au seizième siècle avaient tiré l'épée dans leur patriotique indignation , laissaient les leurs se rouiller dans le dix -huitième, livrés qu'ils étaient à des habitudes indolentes et efféminées. La noblesse milanaise moderne payait un impôt au gouvernement autrichien pour être exempte du service militaire; et, pendant long-temps, avoir servi dans les deux seuls regimens italiens qui existassent, les corps de Belgioso et de Caprara, était regardé LOMBABDIE. 3 r 7 comme une preuve de roture par ceux qui pen- saient That it was great pity so it was That villainous salt-petre sliould be digged Out of the bowels of harmless earth , Which many a good tall fellow had destroyed So cowardly. (1) Cependant cet esprit, ainsi comprimé par- tiellement, ne fut jamais entièrement éteint; et l'un des plus braves souverains de nos jours a fait, en 1789, l'éloge de la bravoure italienne. Joseph 11 et Bonaparte ont été de la même opinion sur ce sujet (2). Les Milanais, ne crai- (1) « Que c'était grand' pitié vraiment qu'on eAt tiré des entrailles innocentes de la terre ce vilain salpêtre, qui avait lâchement détruit tant de grands et beaux garçons. » (2) Joseph , en parlant de ses régimens italiens , et de leurs actions au siège de Belgrade , disait : « J'ai été très- content , à mon attaque de Belgrade , de ceux dont on n'a pas toujours su tirer parti ». Napoléon ne négligeait aucune occasion de témoigner son estime pour l'armée d'Italie ; tandis que l'on dit qu'elle était au contraire un sujet de jalousie et de mécontentement pour le vice-roi Eugène. Le respect dévoué des légions italiennes pour les vieux officiers leurs compatriotes , les généraux Pino, Lecchi , etc. etc. ne lui laissait aucun espoir d'acquérir près d'elles cette popularité militaire dont il faisait tant de cas, et dont la suite prouva qu'il était si peu digne. Tous les moyens possibles furent employés par la cour 3l8 l.OMUARUIE. guant plus d'aller servir en Crimée, ou d'être en garnison en Transylvanie, n'ayant plus à redouter le bâton d'un caporal autrichien, volèrent aux armes au premier son de la trom- pette qui appelait à la défense de l'indépen- dance italienne. Les conscriptions forcées ne furent pas nécessaires, des légions de volon- taires se formèrent et s'organisèrent elles- mêmes avec une rapidité qui étonnait les instructeurs français. Trois siècles d'engour- dissement furent oubliés; et les Milanais , sup- posant aux impériaux dans les mêmes champs où Barberousse avait été défait, rappelaient cette cause et ces temps si glorieux en mé- moire desquels Alexandrie a été élevée. L'armée d'Italie, trop souvent enveloppée et confondue dans l'immensité des légions im- périales, se fit cependant toujours remarquer: du vice-roi et ses secrétaires français , pour gêner l'indé- pendance de l'armée d'Italie , et fomenter la discorde entre ses chefs, mais inutilement; et cette armée se maintint jusqu'à la fin dans son esprit d'union et de dévouement. Des officiers du plus haut rang nous ont assuré que dans un ouvrage intitulé , Histoire des campagnes d'Italie en i8i3 et 1814, l'auteur avait été égaré par le prince Eugène, sous la dictée duquel ils affirment qu'il a écrit. LOMBARDIE. 3l(J ses drapeaux se distinguèrent sous le brûlant soleil de l'Espagne et dans les neiges de la Russie. Les ossemens de ses héros ont blanchi sur toutes les plaines qui ont été témoins d'une victoire ou d'une défaite de ces armées, qui étaient devenues celles de l'Europe; et, depuis le premier jour de sa formation, jusqu'à l'heure fatale où, rassemblée avant sa dissolution finale, elle brûla ses aigles (i) et en dispersa les cendres dans les airs, elle a toujours mérité les éloges de son impérial conducteur, et fait l'orgueil et l'admiration de cette nation qu'elle avait tirée d'un honteux esclavage. (2) Le premier consul de France, président de la république italienne, devenant empereur, ne pouvait manquer d'obtenir la couronne de Lombardie (3). Les patriotes italiens virent (1) Plusieurs des officiers en avalèrent les cendres , et jurèrent de ne jamais servir que sous la bannière de l'indépendance italienne. (2) Tandis que ceux qui ont trahi cette vaillante ar- mée, en 1814, cherchent à cacher leur crime en ca- lomniant leurs victimes , l'histoire rétablira les trophées gagnés par leurs armes à Tilsitt, Stralsund, Lutzen , en Catalogne , en Aragon , à Moscow , Fiumo et Ferrare. (3) On désira que le gouvernement milanais deman- dât en forme , à l'empereur , l'érection de la république en royaume ; et l'on obéit sur-le-champ au désir au. conquérant de l'Europe , qui commandait à des millions 320 I.03IEARI)I1Î. dans cet acte la destruction de leurs espé- rances; comme ils pressentirent, dans l'union malavisée de Napoléon avec une fille de l'Au- triche , la chute de ce monarque et le retour de cette tedesca rabbia ( rage allemande ) à laquelle ils avaient échappé si récemment. Mais si un petit nombre de gens éclairés prévoyait et déplorait les maux futurs, le grand nombre se consolait dans la jouissance d'une liberté comparative et d'un degré de prospérité bien au-dessus de celui qu'ils avaient éprouvé sous leurs maîtres autrichiens. Dans la réorganisation du gouvernement, on n'oublia rien de ce qui pouvait flatter l'amour- propre national (i) : tout fut accordé hors X in- dépendance. On conserva tous les ministres italiens. Les institutions républicaines restè- rent dans leur intégrité. L'administration des affaires était domestique, et les intérêts qui concernaient l'Europe étaient seuls référés au cabinetdes Tuileries. Les arts, les sciences, les manufactures reçurent une impulsion nou- velle; et tout ce qui amène indispensablement la liberté de la presse continuait de fleurir au de soldats. Cette farce , où plusieurs pleurèrent comme à une tragédie, a été jouée à Lyon. Melzi , entraîné à y jouer un rôle, fut trompé jusqu'à la fin. (0 Voyez Appendix, Milan , n" 2. LOMBARDIE. 32 1 moment où cette liberté était enlevée. Ce sont de telles incongruités qui ont fait que Napo^ léon est demeuré un demi~grand homme , qui le montrent s'efforçant dé perfectionner son brillant despotisme par les moyens qui con- duisent naturellement des peuples à la liberté. Après tout ce qu'il a fait, il reste comptable envers la postérité, pour avoir retardé la grande cause de l'émancipation humaine; et devant ce tribunal suprême, il ne pourra allé- guer pour sa défense, qu'il a été entouré partout ce que l'ancien et le nouveau système pou- vaient offrir de plus pervers, par la corruption du régime légitime et la scélératesse révolu- tionnaire; que ses conseillers, ses soutiens étaient un Talleyrand, un Fouché. La tra- hison de l'un et de l'autre sont des excuses pour sa chute; mais c'est une tache pour sa gloire qu'il ait employé de tels agens, et qu'il ait été dirigé par leur influence, (_i) (i) Bonaparte, élevé en France dans le temps de la plus grande corruption politique, ne connaissait nulle- ment la liberté civile comme principe, et bien moins encore peut-être comme sentiment : débutant sur la «cène du monde dans les jours de la terreur, il confondit l'amour de la liberté avec le jacobinisme, et prit les abus de la contre-révolution pour l'esprit de la révolu- tion elle-même. Un ami de l'auteur était présent quand , ïs '2 1 023 LOMBAHDIE. Napoléon avait marié son beau-fils Eugène Beauharnais avec une des belles et vertueuses filles de la maison de Bavière; et la cour de Milan, gaie comme elle devait l'être sous des princes jeunes et aimables, devint en même temps exemplaire par la noble modestie et les qualités domestiques de la vice-reine, et plus encore par les dames d'un mérite distingué que Napoléon avait placées près d'elle. Le sigisbéisme fut disgracié comme contre-révo- lutionnaire; et quoique l'ancien régime de Talleyrand , son mauvais génie , lui persuada que les Français étaient dégoûtés de la liberté , et soupiraient après leur ancien despotisme. Quand il prit le comman- dement de l'armée d'Italie , il affecta un grand républi- canisme, et nommait les soldats de Moreau les messieurs, et les siens , les citoyens , quoiqu'ils eussent déjà pris ces broderies et ces ornemens précurseurs de la corruption, et que ceux de Moreau fussent restés dans leur première simplicité. Le directoire offrit au général Marmont (en- voyé de l'armée d'Italie pour présenter au gouverne- ment français vingt- deux drapeaux pris dans ce pays ) une paire de pistolets tout unis : après la bataille de Hohenlinden , le premier consul offrit à Moreau une paire de pistolets enrichis de diamans. Un des moyens de corrompre les armées républicaines, a été de per- mettre à leurs chefs de lever des contributions. Berna- dotte a toujours refusé d'user de cette licence; sa probité et celle de Desaix étaient passées en proverbe dans la armées. LOMBARDIE. 323 la galanterie milanaise (i) ne put pas èlre renversé aussi facilement que les gouverne- mens , cependant la décence devint de mode, et il parut aussi vulgaire de s'en éloigner, que de dîner alV ambrosiana y avec un menu dont les pièces principales auraient été la mines tra et la frittura. Le rang ne fut plus la raison exclusive d'admission dans les salons ou les bals de la cour. Plusieurs ciltadine belles et aimables obtinrent alors une vogue dans les cercles royaux , que les (2) hochfûrstlichen durchlauchts , les hautes et premières transpa- rences de la cour autrichienne de Milan refu- seraient maintenant même à la Vénus de Mé- dicis, si elle n'appuyait pas ses droits à la (1) Bonaparte lâchait de mettre les bons ménages à la mode en Italie. Dans le cercle tenu à l'occasion de son couronnement, il demanda à une des dames les plus distinguées , avec sa brusquerie ordinaire , oh était son main. — Au logis, sire, répondit-elle. — Coso fa? (que fait-il?) — Faniente (il ne fait rien ) , répliqua— t-elle froidement. — Fa nienle , fa niente , répétait Bo- naparte avec dédain. Sempre queslo maladello far niente ( toujours ce maudity«r niente ). Il exigea que tous les billets d'invitation fussent faits au nom du mari et de la femme , chose qui ne s'était jamais vue en Italie. (2) Titre d'honneur, en allemand, qui équivaut à ■peu près à votre grâce en Angleterre. 3^4 LOMBAttlME. prééminence sur des quartiers de noblesse. L'armée d'Italie combattait vaillamment à 1 extérieur, les premières classes de la société s'amélioraient dans l'intérieur, et celle des petits propriétaires, produite par le nouvel ordre de choses, donnait à la société une mo- dification jusqu'alors inconnue, quand la cam- pagne de 1 8i4 changea toutes les relations po- litiques de l'Europe. Le sort de l'Italie fut remarquable. Le 7 avril i8r/j, le prince Eu- gèneBeauharnais, vice-roi du royaume d'Italie, connaissant l'esprit qui animait l'armée de ce pays, sembla adopter ses vues, s'en déclara le chef, et jura de partager ses destinées. Le i'$ du même mois, l'armée italienne qui ne soup- çonnait rien de semblable, qui n'y était nul- lement préparée, fut remise par Eugène au général autrichien, comte de Bellegarde : ainsi elle se trouva, comme tous le pays, trahie et non vaincue. Elle se vit abandonnée par un faible et perfide chef étranger, dont la fortune avait été l'ouvrage du génie créateur auprès duquel il avait été nourri, et qui possédait à peine une seule qualité digne de son éléva- tion (1), hors la bravoure. L'armée d'Italie n'existe plus, sa force est (1) Eugène Beauuarnais , après avoir rendu l'armée I.OMTÎARDIE. 3a5 réduite à quelques corps sans énergie, tou- jours surveillés et soupçonnés par ce gouver- nement qui les a bannis dans les déserts de la Hongrie et de la Bohème, et ne leur permet de servir que loin de leur patrie, et sous des chefs allemands, et des fugelmen autrichiens. Mais ce grand corps d'armée que Bonaparte, pendant la guerre d'Espagne, a nommé l'élite de ses troupes, est maintenant dissous. Ceux de ses chefs populaires qui lui ont survécu, vivent dans une profonde et obscure retraite; les officiers les plus distingués sont mis sous la surveillance de la police; et même leurs italienne au maréchal Bellegarde , s'enfuit précipitam- ment de Mantoue, et chercha un refuge à Munich. Eu traversant le Tyrol , il courut grand risque d'être pris par les habitans , qui étaient déterminés à venger sur lui la mort de Hoffer , et certains actes de pouvoir arbitraire qu'il avait exercé pour obliger une riche héritière d'épou- ser un de ses aides de camp. Le colonel autrichien qui commandait l'escorte sous la protection de laquelle il s'aventurait à traverser ce pays, ne voulut entreprendre de le sauver qu'en le déguisant sons l'uniforme d'Au- triche , et en l'engageant à voyager sans s'arrêter et sans prononcer un seul mot avec les habitans. Je donne ces anecdotes telles qu'elles m'ont été contées à Milan par des gens très-dignes de foi. Mais une chose très-évidente et très-certaine, c'est qu'Eugène n'a obtenu ni l'estime xii l'affection de la nation qu'il a gouvernée. 326 LOMBARDIl. foyers domestiques au milieu de leur capitale (occupée comme elle l'est par les forces autri- chiennes), ne peuvent leur servir d'asile contre la persécution et le soupçon mal fondé. Nous avons été témoins des indignités qui ont été commises contre un des plus 'braves de ces braves, par un agent subalterne, qui , sous le prétexte le plus frivole, le dénonça au com- mandant militaire. On a dû aux recherches calmes et impartiales de l'officier supérieur, de ne point voir un des meilleurs militaires de lltalie , un homme qui avait reçu des bles- sures à presque toutes les batailles de la cam- pagne de Russie, tomber victime d'une accu- sation sans fondement, forgée par la jalousie ou la malveillance de l'accusateur. En 1 8 1 4 ? Ie royaume d'Italie, sous le titre de royaume Veneto-Lombard , fut placé, sans avoir mérité un tel sort, sous le gouvernement de l'empereur d'Autriche, par la Sainte-Alliance, qui, outrepassant le point où la restauration devait s'arrêter, doubla presque les possessions de l'Autriche dans la péninsule. Montesquieu a dit , en parlant des états eu- ropéens de son temps : il est égal d'appartenu' à un maître ou à un autre. Les Milanais ne pensaient pas tout-à-fait ainsi; près de vingt ans d'expérience - e et actinies prati- LOMBARDIE. 327 qucs leur avaient donné une volonté décidée au sujet de leurs gouvernans et de leurs gou- vernemens. Le despotisme de Bonaparte, la perfidie de Beauharnais , leur avaient appris combien est sa^re et vrai ce conseil de l'Ecri- ture qui recommande aux hommes de ne pas mettre leur confiance dans les princes. Si un gouvernement caractérisé par le grandiose (pour nous servir d'un de leurs termes), qui s'accorde le mieux avec la tendance de leur ardente imagination ; si tout ce qui était pom- peux, et en apparence ■■utile, avait pu captiver les Italiens, ils auraient vu tomber la puis- sance française avec d'assez justes regrets : mais il n'en fut pas ainsi. La France avait fait beaucoup pour eux; cependant la Sainte-Àl- liance promettait plus encore. Elle promettait la liberté à l'Europe, et des constitutions li- bérales à tous ses états respectifs. Outre ces gages généraux d'émancipation, les Italiens avaient des documens privés d'une nature si précise, que leur espoir était presque une cer- titude : ils ouvrirent leur cœur à la confiance, et ne doutèrent point de l'avenir. Tandis que le gouvernement des Français, en Italie, développait tous les moyens de per- fectionnement national, et que rien ne man- quait pour compléter l'ouvrage, que la liberté, 3^8 LOMBAltUIE. on entendait murmurer dans tout ce beau pays une voix basse et timide comme celle de la conscience, mais douce et persuasive comme les accens des syrènes. Elle s'adressait à tous les Italiens, dans les doux chants de leur langue native, dans des inspirations telles qu'il s'en échappait de la lyre de leur barde patriote, quand il appelait le Latin sangue gentile, et lui disait : Sgombra da le quesle dannose some , ÎNon fa idolo un nome Vano senza soggetto. Pétrarque. (i) Cette voix leur rappelait leur ancienne va- leur, leur indépendance première, et les em- pêchait de jouir avec sécurité des biens qu'on leur offrait. Elle venait sans cesse leur repro- cher l'esclavage de leur patrie, leur patience à supporter un joug étranger; elle les excitait à se lever en masse, comme hommes, comme Italiens, à combattre encore pour recouvrer la gloire et la liberté de leurs ancêtres ; elle leur promettait tous les secours d'hommes et d'ar- gent qui pouvaient leur être nécessaires ; enfin elle leur présentait le plan d'une constitution basée sur l'immuable nature des choses. (2) ()) « Noble sang des Latins, délivre-toi des fardeaux qui t'accablent, et n'adore plus un vain nom. » (2) « Ora voleté vuoi di uuovo divenire italiani , etc. v LOMB.VRIMI. 3^9 On demandera sans doute quel était l'agi- tateur illégitime qui instiguait ainsi des sujets à la révolte, qui les engageait à se lever en masse contre des maîtres si confians, qui se servait de ce jargon révolutionnaire de liberté, de droits d'émancipation, d'indépendance, pour troubler la paix d'un peuple dont le bien- être allait en croissant? Ce n'était rien moins que l'ancien, le féodal, le stationnaire , l'ob- s curant despote du Milanais , l'empereur d'Au- friche! C'était lui dont l'esprit empruntait le masque de la liberté, parcourait cette contrée et choisissait pour prononcer les oracles qu'il dictait, l'organe du seul de sa famille dont la réputation le rendît propre à cette tache in- sidieuse, le seul qui eut montré assez de ta- leris pour éveiller la jalousie musulmane de son frère. En 1809, S. A. I. l'archiduc Jean, agissant au nom de l'empereur, qui avait déjà tenté en vain de semer des germes de contre-révolu- tion par des émissaires secrets, publia un ma- nifeste qui invitait le peuple d'Italie à secouer — « Costituzione fondata sopra la natura délie cose, etc.» — « lnvito dell'archiduca Giovanni d'Austria al popol d'Italia, 1809. (Adresse de l'archiduc Jean d'Autriche an peuple d'Italie. ) 33o LOMEARDIE. le joug français , et à se joindre aux pieuses en- treprises (i) de l'empereur, pour recouvrer leurs libertés; il disait que ses promesses étaient immuables , sacrées , pitres comme celles du ciel, dont les inspirations le faisaient agir (2). Il ju- rait l'oubli du passé, et engageait sa parole de prince que le seul objet de cette vertueuse en- treprise était le rétablissement de leur indé- pendance. Des principes ainsi enseignés ne pouvaient manquer de se graver profondé- ment ; car sortis des lèvres du patriotisme royal ils avaient bien plus de force, et les Milanais auraient probablement cédé à la voix de l'enchanteur impérial , si le charme plus puissant de la prospérité nationale ne leur avait pas enseigné à supporter plutôt les maux qu'ils avaient , que d'aller au-devant de ceux qu'ils ne connaissaient pas, et qui pouvaient ré- sulter des mesures douteuses où l'on cherchait à les engager. Mais tandis, qu'ils étaient encore dans l'indécision , une autre impulsion leur (1) Même manifeste de l'archiduc Jean. (2) « La paroi a di questo principe è sacra ed immuta- « bile comme ella e pura : egli è il cie'.o chi parla per u bocca di lui. Noi non vengliiamo per investigare ne «per puniivi; noi vengliiamo per reiulervi . liberi. » [Ibid.) LOMBARDIK. 33 1 fut donnée par le manifeste de l'empereur d'Autriche, publié par le général Nugent , où il s'adressait au peuple italien sous le titre tou- chant de peuple del regno d'Italia indépen- dante (i). L'Italie saisit avidemment le son flatteur, et il parut comme la voix divine dans le désert, quand l'Angleterre en devint l'é- cho (2), quand la fleur de ses braves et nobles (1) Le comte Nugent leur disait clans son manifeste : « Avrete tutti a divenire una nazione independente. » (2) Dans les manifestes de lord William Bentink à Gênes et à Leghorn , en 1814, il dit : « Italiani! le mi- ce lizie délia Grande-Britannia sono sbarcate nei vostri « liti : ella vi da la mano per trarvi del giogo del Bona- x parte Facciamo si che l'Italia divcnga cio clie ella « fu nei tenrpi migliori. » « Italiens , les troupes de la Grande-Bretagne ont dé- barqué sur vos rives : elles vous tendent la main pour vous tirer du joug de fer de Bonaparte. — Rendons l'Ita- lie ce qu'elle a été dans ses meilleurs temps. » Tandis que sa seigneurie, italienne par choix , per- suadait ainsi les peuples de secouer le joug intolérable de la France, M. Canning assurait John Bull, dans la chambre des communes , « qu'il n'existait aucun peuple aussi passif, aussi enclin à se soumettre à tous ses oppres- seurs. » Pauvre John Bull ! trompé chez toi , trompeur chez l'étranger; et, soit trompeur, soit trompé, ache- tant de tes trésors et de ton sang le blé et la haine des nations qui auraient pu te prendre pour modèle , et fon- der leur espoir sur ta générosité ! 3^2 LOMBARD!!". enfans le répétèrent avec des lèvres que le men- songe n'avait pas encore souillées. Quand les armes de l'Angleterre plantaient 1 étendard de la liberté sur ses rivages , quand l'influence de l'Angleterre affranchissait sa presse, quand l'Angleterre signait son contrat d'émancipation, l'Italie, malgré les souvenirs de la tyrannie autrichienne, a cru , s'est con- fiée, et elle a été trahie. Quand les roîs tinrent conseil à Paris pour se partager les dépouilles, et fixer le degré précis de civilisation auquel il pouvait être permis à l'Europe d'aspirer, les nations, ne soupçonnant pas encore le sort qui les atten- dait, envoyèrent leurs représentans pour ré- clamer les libertés qui leur avaient été pro- mises. Ce fut alors que l'Italie, cette reine détrônée , vint pensive et majestueuse , se pré- senter à la barre du tribunal royal, et produisit les manifestes des princes impériaux qui s'étaient déclarés ses champions, imprimés en lettres d'or (i), et baignés des larmes de la reconnaissance', mais les signatures ne furent là reconnues de personne. Elle se tourna du (i) Outre les proclamations de Leghorn, des drapeaux furent distribués, sur lesquels on lisait en lettres dorées : LvDEPENDENZA, Mais tout ce qui reluil n'est pas on LOMBARDIE, 333 coté de ce chef des patriotes de Gènes, en lui montrant les étendards qu'il avait lui-même plantés sur les hauteurs de la Bocchelta : il s'excusa sur des ordres mal entendus; et comme dupe ou comme fripon, il se com- promit d'une manière irrémissible aux yeux de la postérité. Elle porta ses regards suppliaus sur le représentant du cabinet anglais qui ., pâle, doux et pénétrant , souriait bénignement à sa profonde douleur, et qui répondit froide- ment à sa demande dune constitution telle que celle dont l'Angleterre jouissait autre- fois (i) : que la constitution n'était pas la meilleure chose entre toutes celles dont l'An- gleterre pouvait se vanter. Réduite à la der- nière extrémité, elle s'adressa enfin au trône impérial , et tâcha d'obtenir ses droits de celui (i) Quand le comte Gonfaloniere , l'un des députes de Milan , à la question de lord Castelreagh, qui lui de- mandait « ce qu'ils voulaient » , répondit : « Une consli- lution comme celle de l'Angleterre » , on nous a assuré que ce ministre répliqua d'un air très-significatif: Ce n'est pas ce que nous avons de mieux. Si aucun homme en Angleterre pouvait être justifié d'avoir proféré ce sarcasme blasphématoire, ce serait ce ministre qui, après avoir détruit les libertés de son propre pays, a travaillé si assidûment à l'anéantissement de celles de la nation par laquelle il a été adopté. 'X)'l LOïtfBARMË. qui avait si récemment demandé leur coopé- ration au nom de la ligue de Lombardie ; mais César les écouta avec étonnement, et allon- geant la plus longue face de l'Europe, fit cra- quer ses doigts (c'est le tic impérial), et la renvoya en prononçant les mots conquête et sujétion (i). Le royal congrès fut dissous, et (i) La réponse de l'empereur, telle qu'elle nous a été répétée par plusieurs députés , était littéralement comme il suit : « Loro signorie sanno, clie avendo le mie vitto- )0 LOMBAR1UE. intéressés, pouvait seule les faire rentrer. Les (ils étaient mis, dès leur enfance, sous la direction du chapelain de la maison , dans un collège de moines où l'on éteignait leur esprit par la bigoterie, comme l'on défigurait leur personne par l'habit monacal; où la pédan- terie et les prêtres , Placée! af. the door of learning , youth to guide , Hâve never sufferd it to stand too wide. (i) Pope. La plupart des cadets restaient pour rem- plir les rangs de V Église militante; le reste sor- tait du cloître pour végéter dans la paresse et dans la dépendance du premier né, ou pour se procurer une existence encore plus dégra- dante comme cavalière se/vente de quelque dame riche que le déclin de ses charmes for çait à se contenter des attentions du noble et dénué cadet de famille. L'aboli lion de toutes les institutions monas- tiques, la réforme des universités, l'établis- sement des écoles pour les filles , la conscrip- tion et les grandes convulsions politiques des derniers vingt-cinq ans ont donné à la géné- (i) « Placés à la porte de la science pour y introduire la jeunesse, avaient soin qu'on n'y pût jamais entrer en foule. » LOMBARDIi:. 35 [ ration naissante un nouveau caractère, et tiré entre les pères et les enfans une ligne de démarcation qu'il est impossible d'effacer. Dans les vastes appartemens de la noble Casa milanaise, avec ses plafonds de stuc et ses murs peints à fresque, une anti -chambre en désordre conduit aux pièces imposantes et dégarnies, occupées par les chefs de quelque illustre et ancienne famille, dont le nom, dégradé par les titres reçus sous les vice rois espagnols ou les gouverneurs autrichiens, a probablement brillé autrefois sans titre dans les pages de l'histoire de la république. Là, le cercle de cérémonie est composé d'un petit nombre de douairières des deux sexes qui vien- nent faire la partie de tarocco , discuter les mérites des dames des Biscotini (i), et parler des beaux jours de la Béatrice. Quelquefois un noble autrichien occupant une charge impor- (i) La plupart des nobles âgés de l'un et l'autre sexe appartiennent à des confréries religieuses : celle des dames de Biscotini est une des plus en vogue. C'est une société de femmes qui fondent l'espérance de sauver les âmes sur de petites douceurs propres à flatter le corps , et parcourent les maisons des pauvres avec des paniers de biscuits et de gâteaux , que leurs pénitens avalent vo- lontiers avec leurs doctrines. Le padre da Kecchi , bar- nabite, était le plaisant de cette coterie 352 LOMBARDIE. tante, ou un ex- militaire , qui a été le Joli garçon de la garnison dans le temps où le prince Belgioso était l'arbitre de la mode, se joint à la société. Les habitués de la maison sont ordinairement l'ancien cavalière serve/ite, le chapelain (qui peigne le petit chien (i), et accompagne la corn tesse à la messe et à vêpres) , et quelque prédicateur de l'ordre des Oblati ou un ex -prieur de l'ordre de saint Pierre, martyr, qui se rétablit maintenant : l'un et l'autre de ces derniers , sûrs de trouver tous les (i) Tels sont les devoirs attribués au directeur domes- tique dans le Chapelain , pièce satirique d'une gaîté piquante, écrite en dialecte milanais, et qui était fort à la mode lors de notre séjour à Milan : c'est une annonce poétique pour un de ces anitnaux/et l'on y décrit, avec la plus plaisante ironie, les qualités ordinairement exi- gées de ce vrai souffre-douleurs dans une noble famille. Les Milanais assurent que les poésies légères écrites dans leur dialecte ont un charme indéfinissable, tout-à-fait impossible à traduire. Le Fuggitivo, par le siguor Grasso, est cité comme plein de mérite poétique; et certains pe- tits poèmes se composent tous les jours dans ce dialecte , qu'il serait difficile d'oser imprimer , ni même faire cir- culer. Un jeune homme fut arrêté , pendant que nous étions à Milan , pour avoir fait courir un sonnet : on le mit en liberté après quelques semaines de prison ; mais il n'avait pas été prouvé qu'il fût coupable du fait, le soup- çon avait suffi. LOMBAltME. 353 jours leurs couverts à la table des maîtres du logis, pour prix de leurs imprécations contre le sacrilège, l'impiété, la déloyauté d'un siècle où les privilèges ont été abrogés, et les moi- nes défroqués; où les chapelains domestiques et les cavaliers servans ne dominent plus exclu- sivement dans chaque ménage. La journée de ces véritables vieilleries , restes d'un système usé, commence par la visite en forme du signore Sposo à la signora Sposa, pendant qu'elle prend son chocolat à sa toi- lette: leurs enfans mariés ou d'âge à l'être, ont alors la permission de baiser les mains de leur mère ; et ils se retirent après avoir accom- pli cette cérémonie (1). Les dévotions viennent (i) L'ancienne noblesse est obligée par la loi que les Français ont établie , et qui n'est pas encore abrogée , de faire une égale distribution de biens entre les enfans. Ce- pendant leur malveillance contre ceux de leurs fils qu'ils soupçonnent ou savent être opposes au gouvernement actuel, les induit souvent à éluder la loi en laissant des sommes considérables aux directeurs de leurs consciences pour dire ou pour avoir dit certain nombre de messes pour le repos de leurs âmes. Un de nos amis fut rave du testament d'une riche parente , pour avoir fait un voyage en Angleterre ; parce qu'un des signes qui annoncent le plus décidément des principes révolutionnaires, c'est la passion de voyager et de s'instruire. I. 23 35 f LOMBA.RDIE. ensuite, et la noble dévote passe le reste de sa matinée à l'église ou clans les devoirs de quel- que confrérie. Le dîner, servi de bonne heure , est suivi d'une promenade en voiture, vraie marche funèbre, dirigée vers une des portes les moins fréquentées; une visite d'étiquette remplit la première partie de la soirée, qui s'achève par les cartes et les prières , et la jour- née est finie. Cependant, il est probable que dans un autre appartement du même palais, le jeune et actif héritier et sa famille commencent leur journée comme les personnes les plus distin- guées en Angleterre. Le mari, dans sa biblio- thèque ou dans son cabinet, s'occupe à répon- dre aux lettres des manufacturiers anglais, des instituteurs des écoles de Lancaster, ou des mécaniciens célèbres qui doivent lui envoyer un bateau à vapeur ou un appareil de gaz. De là il va visiter ses chevaux (souvent ame- nés d'Angleterre), et il fait une promenade en boguey ou à cheval , en prenant grand soin de ne pas manquer l'heure du dîner de l'autre coté de la maison; à moins qu'il ne soit engagé au dîner de cinq heures d'un ami qui vit hors de la contrainte de la servitude paternelle et des habitudes antiques. La dame, après avoir fait ses dévotions à l'église la plus voisine, cul- LOMBARDIE. 355 tive dans son boudoir français les talens qu'elle a commencé à acquérir clans le pensionnat de madame de Lor; elle reçoit des amis, ou va vi- siter dans leur hôtel des voyageurs étrangers qui lui ont été recommandés. Après dîner, la prima sera (i) est employée à faire quelques visites de famille obligées; alors arrive l'heure du corso , ensuite celle de la loge à l'Opéra, le véritable siège de son empire, le trône où elle exerce son pouvoir. Dans cette disposition du temps, il ne reste pas une heure pour le rout du soir de Londres, ou pour la réunion bien plus agréable de Paris : l'une et l'autre sont inconnues à Milan. Les Mi- lanais craindraient que leurs maisons, une fois (i) Le temps regardé comme le plus convenable pour faire ou rendre les visites est entre le dîner et l'opéra. La voiture des visiteurs arrivée au pied de l'escalier qui donne toujours sur la cour , le portier, à qui l'on demande sim- plement la signora marche se , ou comtessa, répond: Jn casa (à la maison), ou littéralement, en maison. A la porte de l'antichambre , un des camerieri vient au- devant des étrangers, et les conduit à travers une longue suite de pièces ( dont chacune est obscurément éclairée par une seule lampe), jusqu'à celle où se tient la maîtresse de la maison ; et celle-ci est en général élégante et bien éclairée. La visite est nécessairement très-courte : un do- mestique portant de grands flambeaux reconduit les vi- siteurs jusqu'à leur voiture. 350 LOMBAUDIE. ouvertes à une société assez étendue pour fur- mer de nombreuses assemblées, ne fussent exposées à cet espionnage terrible qui était déjà effrayant sous les bonapartistes, mais qui est devenu maintenant la bète noire de la Lombardie. De plus, ces habitudes ne cadre- raient point avec la sévère parcimonie pour laquelle les Milanais ont toujours été cités, et qui domine toujours chez les nobles les plus âgés; et comme les plus jeunes ne se rassem- blent que pour /are aW amore ou parler poli- tique, le crocchio ristretto des loges et le Café, suffisent pour remplir ces deux objets, (i) (i) Après l'opéra , les dames retournent chez elles, et les hommes se rendent au café , où ils forment des groupes pour jouer ou causer. Il existe une maison de ce genre qui reste ouverte toute la nuit, et qui n'a pas été fermée depuis vingt ans. Les Autrichiens ont leurs cafés séparés; et quand ils s'avisent de fréquenter les autres, il est rare qu'il n'arrive pas quelque dispute entr'eux et les officiers licenciés de l'armée italienne. Des duels suivent fréquemment ces querelles , et les Autrichiens sont prompts à faire les provocations qui rendent de tels événemens inévitables. J'ai été moi-même témoin d'une provocation semblable. Un très-jeune noble milanais s'était posé une paire de moustaches , avec lesquelles il se pavanait très-innocemment au Corso , quand un Au- trichien l'attaqua, et en lui déclarant qu'il n'avait pas ! l'Italie) . el les seuls jours où 364 LOMBA.RDIE. Une femme non titrée qui épouse un noble ne prend point maintenant le rang de son mari; et la noble dame qui condescend à par- tager la fortune d'un citoyen, perd sa caste. Par un édit d'un vice-roi espagnol, en i63o, il était défendu à tout autre qu'à un noble, de faire passer sa voiture sur le cours : quoiqu'un très- petit nombre d'ignobles équipages y parais- sent à présent, aucune dame de haut rang ne voudrait contaminer sa dignité en se prome- nant au milieu de groupes qui n'ont aucune place dans les archives héraldiques de Lom- bard ie. Le gouvernement qui a trouvé la noblesse il n'y ait pas opéra. Les salles sont nombreuses , mais très-mal éclairées; à tout prendre, c'est cependant une ressource dans une ville où aucune maison particulière n'est ouverte à la société; et chacun a l'air de se dire comme le voyageur Anglais : On s'ennuie Ires-bien ici. Quand nous avons laissé Milan, on décorait un beau palais pour en faire le Casino dei signori, ou de la classe moyenne. Les citoyens ont de plus une société musicale , dont on m'a assuré qu'un certain membre de la commis- sion de Milan , d'exécx-able mémoire , avait été exclu à l'unanimité des boules noires. On doit dire à l'honneur des Milanais, que dès l'instant où la nature de sa commis- sion transpira , cette personne ne fut plus admise que dans les maisons connues pour leur attachement aux in- térêts de l'Autriche. LOMBARHIE. Ob5 milanaise si adverse à d'autres mesures de res tauration, n'a pas rencontré une résistance aussi obstinée à l'égard du renouvellement des distinctions de rang. La noblesse féminine forme la garde prétorienne des prétentions ravivées à la considération héréditaire; et tout en riant des formalités allemandes et des éti- quettes espagnoles, elles se conforment sans peine aux règles établies par la cour. Plu- sieurs des beautés qui brillaient dans celle du précédent vice-roi, ayant été atteintes et con- vaincues de bourgeoisie, ont été bannies de la présence impériale; et les marquises et les comtesses disent, en secouant leurs nobles chefs ornés de coronets, que les Autrichiens n'ont pas toujours tort, puisque la possession d'assez beaux jeux pour des yeux de province ne sont pas des titres suffisans pour aller à la cour. En plusieurs occasions cependant , la noblesse masculine, quoiqu'elle affecte mainte- nant d'appeler les cittadini i signori (les mes- sieurs), ne s'est pas montré éloignée de per- pétuer des liaisons formées sous d'autres prin- cipes de gouvernement. Tels jeux de la seconde classe ont fait oublier d'un seul de leurs re- gards des ordres impériaux ; et des cœurs de trente-six quartiers ont déserté la loge de la duchesse pour se réfugier dans un palco du 366* r.oMD.vr.niE. troisième rang, où tout appartient à la classe inférieure, hors la beauté et l'esprit des per- sonnes qui l'occupent. Il est juste de dire, à la louange des dames de Milan, de tous les rangs, qu'elles sont émi- nemment distinguées par la nature: leur beauté est pleine de grâce et d'expression, et leurs manières vives et spirituelles montrent à quel point leur excellente organisation a répondu aux institutions libérales qui ont perfectionné leur éducation. La naïveté de leurs idiomes milanais donne à leur français (i) (qu'elles parlent généralement), et à leur italien (qu'elles parlent occasionnellement), un charme sin- (i) « Les différentes nations qui vinrent successive- ments'établir en Italie, conservaient toutes quelque chose de leurs langages. De là vient cette diversité de dialectes qu'on y remarque.» Muller , Vol. II, p. 220. Le français est parlé très-purement par les Milanais; ils prononcent Vu comme les Français , et c'e-t la pierre d'achoppement des Italiens méridionaux dans la pronon- ciation française. L'italien n'est parlé à Milan qu'en pré- sence de voyageurs du midi de l'Italie , et le dialecte na- tional est le langage familier de toutes les classes Parler avec l'accent toscan est le suprême mauvais ton, et sent l'affectation vulgaire. On dit techniquement de la jeune dame fraîchement arrivée de Florence , qui se permet l'accent italien , qu'elle parle inpunto diforchetta « sur la pointe d'une fourchette. » LOMBARDIE. jGj gulier et piquant, qu'on peut souvent prendre pour de l'esprit , et qui est toujours caracté- risé par l'originalité. Les affaires publiques et nationales qui concernent leurs intérêts comme Italiennes, et leurs sentimens comme femmes, comme mères, comme maîtresses, sont leurs sujets favoris de conversation: elles discutent les rapports de leur pays avec la position géné- rale de l'Europe avec beaucoup de feu et de patriotisme, quelquefois avec un tact fin et juste qui résulte d'un instinct qui tend invaria- blement à la vérité, et toujours avec une éner- gie qui approche peut-être de la véhémence. Mais cette véhémence prouve leur franchise et leur enthousiasme , et montre que les formes d'une société long-temps établie ne les ont pas encore accoutumées à une quiétude de bon ton , à donner à leur voix le diapason conventionnel d'une douceur modulée. En effet, la voix italienne ne soupire point, aux oreilles des étrangers , o.ç,\\ç. fondante mélodie attribuée à Vidioma gentil, sonante e puro. La langue italienne hurlée en Lombardie, braillée à Florence, et criée à Naples , n'offre nulle part cette musique de l'imagination dont les déli- cieuses cadences de Pétrarque et de Métastase donnent l'idée, excepté quand elle est parlée 3G8 LOJMBARD1J& par les Romains, ou quelle s'échappe des lèvres vénitiennes. Les dames de Milan qui connaissent bien les poètes classiques italiens, et quelques pro- ductions modernes à la mode, ou qui traitent d'intérêt politique, n'ont pas à cela près fait de grands progrès en littérature. Obligées, comme bonnes catholiques, d'obtenir la permis- sion du pape pour lire autre chose que des missels ou des légendes (i) , elles ont en même (i) Une dame mariée du plus haut rang me dit « qu'elle avait obtenu la permission du pape pour lire tous les livres qu'elle voudrait , pourvu qu'elle ne lût rien de contraire aux intérêts de l'Église ou du gouvernement. » Une jeune dame de la classe bourgeoise m'apprit qu'elle aimait pas- sionnément la lecture, mais qu'elle manquait de livres. Je lui offris un roman de madame Cotin : après l'avoir par- couru avec attention , elle me dit «qu'elle ferait mieux de le laisser, parce que son confesseur, ou comme elle l'appelait, nostro vicario, était très-difficile sur les livres qu'elle lisait , ajoutant qu'un officier autrichien lui avait prêté la vie dun certain signore Mahomet , et que son vicaire n'avait pas voulu la lui laisser lire, perche credeva nostro vicario che non era cristiano quello, « parce que notre vicaire pensait que ce n'était pas un chrétien. » Cela ressemble au certificat apposé par le censeur royal à la traduction de Mahomet publiée à Paris : « Nous, etc. « certifionsque le présent ouvrage ne contient rien contre « la religion chrétienne, le gouvernement de France, etc. » LOMBARDTE. 36(J temps à combattre les restrictions imposées par la censure ecclésiastique autorisée , et la crainte d'être accusées de faccendo la Uterata (de faire la savante); ces deux raisons indui- sent le plus souvent celles qui lisent beaucoup, à cacher ce qu'elles apprennent par la lecture. Cependant il résulte un bien de cette absence apparente de culture littéraire; c'est l'absence des prétentions littéraires, les plus insuppor- tables et les plus insipides de toutes les pré- tentions. À Milan, on ne voit point la mé- diocrité se traîner dans les routes tracées par les critiques périodiques ; on ne voit point la sibylle bourgeoise singer la sensiblerie de la qualité, avec les rebuts des albums et des almanachs; ni la petite maîtresse étourdie et présomptueuse; s'appuyant sur quelque cory- phée de coterie, dicter des arrêts d'approba- tion ou de mépris, qui prouvent qu'une sotte savante est plus sotte qu'une sotte ignorante. Cependant s'il existait jadis un code pénal (à présent rigoureusement rétabli) contre la culture de l'esprit féminin, les impulsions qui ont été donnéesau goût et aux talens des dames de Lombardie n'ont pas été sans effet ; et j'ai eu trop de preuves de leur esprit dans leurs compositions épistolaires, pour douter que celles à qui l'on défend maintenant de lire i. ^4 ?y-jO LOMBARD1JÙ des livres, ne fussent très-capables d'en écrire, et d'enrichir cette branche de littérature qui convient plus particulièrement à la sensibilité et à la délicatesse des femmes. Mais des entraves arrêtent maintenant la marche de l'esprit, et le génie, quel que soit son sexe ou sa tendance , aura toujours à les combattre. L'ordre du jour n'est point d'avancer, mais de reculer. La politi- que actuelle est plus obscure que brillante: And sure if dulness sees a grateful day 'Tis in the shade of arbitrary sway. (i) (i) « Et sans doute le jour le plus agréable à la sottise est l'ombre du pouvoir arbitraire. » LOMBARDIE. 3^1 CHAPITRE IX. LOMBARDIE. C O M O. Anecdotes historiques. — Pline. — Paul Jove. — Ville de Corne. — Soldats et douaniers. — Duomo. — Anciennes inscriptions. — Collegio Gallio. — Lycée. — Collections. — Commerce. — Aspect de la ville. — Vue du lac. — Barcaiuoli. — Faubourgs . — Villas. — Palais du Garuo. — IVouvelle route. — Espionnage. — Paysages du lac. — Villa- geoises. — Paysans. — Leur musique. — — Fêtes patronales. — Fête de saint Abbon- dio. — Invito-Sagro. — Villa Fontana. — Conclusion. 1 armi tous les districts du nord de l'Italie, celui de Corao avec son lac, sa cité et ses mon- tagnes, se distingue par une prééminence d'in- térêt historique. Les beautés naturelles de ses paysages, sa position sur les frontières de plu- sieurs états différens pour le climat, le soi et la langue, ont donné dès long-temps à cet Eden de la Lombardie une juste célébrité, et ■^'2 LOMBAK0I1Î, l'ait Je ses belles solitudes, les théâtres de bien des combats, et les témoins de bien des crimes. Les Étrusques (i) fondèrent Como , et quand ils vinrent peupler ses charmantes rives et ses îles délicieuses, la nature s'y montrait dans toute sa fraîcheur , et dans toute sa beauté primitive : ils étaient dignes d'habiter cette terre enchantée. LesGaulois, dans une de leurs incursions , la découvrirent, en chassèrent les Étrusques, et ils élevèrent leurs cabanes et plantèrent leurs tentes au milieu des monu- mens qu'avaient laissés leurs prédécesseurs plus civilisés. Les Romains, à leur tour, délo- gèrent les Gaulois, et l'on dit que sous leur direction , cinq cents Grecs émigrèrent sur le lac Larian. (2) Como était la retraite favorite de Pline , dont (1) Paul Jove. (2) On suppose que Larian, nom latin du lac de Corne, est dérivé du nom d'un oiseau (larius) qui fréquente ses rivages. M. Eustace , je ne sais sur quelle autorité , dit que Como doit son importance à une colonie romaine à laquelle le père de Pompée avait contribué. Strabon af- firme que cette colonie était composée de cinq cents nobles grecs que Pompée avait amenés à Como ; et Paul Jove (Description Larii Lacus), et Amoretli, dans ses Tre Laghi , adhèrent ù cette opinion. M. Eustace parle aussi de la sécurité de ce pays pendant les nombreux désastres L'OMBARDIE. 3; > les lettres expriment son attachement pour ses beaux paysages. Mais les deliciœ de cet auteur ne sont pas plus célèbres que il dolce loco de Paul Jove, qui a pris tant de peine pour illus- trer les antiquités de sa demeure de prédilec- tion. Cette union d'intérêt classique et de beauté pittoresque a rendu ce canton le séjour favori de l'homme de goût et du savant, et lui a fait une réputation que les souvenirs plus fiers et plus romantiques du moyen âge ne lui auraient peut-être pas donnée. Il s'y est rattaché dernièrement une autre source d'in- térêt et d'illustration non moins importante. La ville de Corne, située à deux postes de Mi- lan, est une des plus petites, mais des plus an- ciennes capitales de Lombardie. Elle forme un demi-cercle à la tète du lac de son nom, et re- pose au pied d'une montagne escarpée, couron- née par les ruines du château féodal de Baradel- lo.Les faubourgs romantiques de San-Agostino et Borgo Vico, s'étendent à droite et à gauche du lac. Des collines de toutes les formes, cou- vertes de toutes les cultures, s'élèvent autour, de l'Italie ; mais il a été au contraire la scène de guerres perpétuelles, et des horreurs de l'inquisition. (Voyez Como ed il Lario , et les Le itère Lariane , di Giambat- fista Giono.) ->74 I.OMBARME. comme si elles avaient été lancées par une explosion volcanique; et le torrent delà Casia, s'élançant du haut de sa montagne, tombe dans la petite plaine de saules qui sépare la ville des monts de Saint-Fermo et de Lam- pino. Mais le trait le plus marquant du paysage , soit qu'il paraisse doré par le soleil couchant, ou que les rayons de la lune le couvrent de teintes argentées, c'est le château ruiné de Baradello, autrefois le théâtre d'une aventure tragique conservée par l'histoire, et que la tra- dition aime à répéter (i). L'ancienne impor- tance de Como est attestée par ses doubles murailles et ses massives tours, et ce qui la rend à présent considérable aux yeux de son maître impérial, est bien indiqué par ses bar- rières fortifiées, garnies de légions de soldats autrichiens, d'officiers de douane et de police; par sa garnison, son commandant militaire, et la fermeture des portes qui condamne les ha- (i) Aux murs de cette forteresse si importante dans le treizième siècle, une cage était suspendue. En 1277 le fameux chef féodal Torriani fut exposé dans cette cage à toutes les inclémences de cette région orageuse , et il y périt. Ce chef, qui aA7ait été seigneur de Como et du Mi- lanais , mourut victime de son rival et vainqueur Sforza. LOMEARDIE. 3jJ bitans à être rentrés clans la ville à une heure très-peu avancée de la soirée. Si l'espionnage a jamais trouvé une position favorable à ses vues, un coin de terre propice pour ses intri- gues, ce pourrait être Como. Le pouvoir a concentré là toutes ses machines; ses agens s'y voient en foule; et la pauvreté investi si cruellement la population, que la vigilance et la provocation y trouvent un vaste champ pour tendre des pièges à celui qui n'est pas sur ses gardes, et pour corrompre l'indigent .d'ailleurs, les fabrications de scandale et les mouvemens de conspiration y sont également favorisés par l'éloignement de l'observation et du con- trôle du reste du monde. Corne a été autrefois le siège de l'inquisition, qui brûlait des hécatombes annuelles au mi- lieu de ses montagnes. Les formes et la puis- sance de ce tribunal terrible n'existent plus; mais un reste de son esprit semble encore subsister dans son ancienne demeure, et la race de ses familiers ne paraît pas être entière- ment éteinte. Dans des temps aussi paisibles, dans des solitudes aussi reculées, on peut demander, dans le langage du poète italien : Chefan qui tante pelle grine spade? ( que font ici tant d'é- pées étrangères?) Pourquoi cet appareil de J76 LOMBARDIE. guerre , quand tout devrait peindre l'union et la paix? Pourquoi? c'est que l'empereur d'Autriche a un tic douloureux , qui n'est point classé dans la nosologie ordinaire, et qu'on appelle i con- trabandieri (les contrebandiers). Tandis qu'on ne fait rien pour activer le commerce dans le Milanais , on fait tout pour le paralyser à l'ex- térieur. Les droits énormes (1) sur les produits des manufactures étrangères, ont stimulé l'es- prit à chercher les moyens d'éluder des lois si onéreuses, et ne servent qu'à multiplier des sources de licence et de corruption. Les con- trebandiers aventureux , ces condottieri de notre temps, trouvent le lac de Corne, ses bois et ses montagnes (2), favorables à leurs entreprises hasardeuses. C'est en vain que des paysans innocens sont emprisonnés, que des étrangers sont arrêtés comme suspects, et qu'une force armée si imposante trouble le repos de ces solitudes romantiques. Les belles (1) Spécialement sur les marchandises anglaises ; peut- être en reconnaissance des subsides et du sang de cette fidèle alliée du despotisme légitime. (2) La frontière qui sépare la Suisse de cette partie du royaume Lombardo-Veneto, forme une espèce de fer à cheval, et donne une ligne pour l'introduction des ar- ticles de contrebande qu'il est impossible de garder. LOMBARDIK. ?>']'] Milanaises sont toujours habillées de mousse- line suisse (i), anglaise ou écossaise; et la liberté du peuple est violée et ses mœurs cor- rompues sans qu'on en obtienne le résultat désiré. L'intérieur de la ville de Corne est sombre et triste, ses rues sont étroites et malpropres, ses nombreuses églises sont détériorées, et quelques vieux palais des nobles comasques, quelques habitations dégradées des anciens (i) Pendant le séjour délicieux que nous avons fait sur le lac de Corne, nous étions dans l'usage de pousser nos promenades jusqu'à un village frontière de la Suisse italienne , nommé Chiasso. Quoique la barrière sur la- quelle on lit Territdria svizzera soit à peine à deux milles de la cité de Como , la différence dans le carac- tère, les mœurs et la physionomie du peuple est très- frappante. Un soir nous remarquions un grand arbre flétri, planté dans la principale rue, et nous apprîmes qu'il y avait été placé pour célébrer le jour de la nais- sance de Guillaume Tell. Quelques jours avant , le duc de Richelieu , premier ministre actuel de France , en visitant les beautés des environs de Como , vint avec le commandant autrichien à Chiasso , et , frappé de l'appa- rence de cet arbre , il demanda ce que c'était. C'est l'arbre de la liberté , répondirent quelques-uns des ha- bitans. Le duc ôta son chapeau , fit un salut , et dit plai- samment : Bonjour, mon ami; heureusement tu ne fleuris plus. 378 LOMBARDIE. citoyens, complètent un tableau de ruine et de désolation. La cathédrale ou Duomo est l'objet le plus frappant. Elle a été bâtie en 3 3o,6, avec les marbres des carrières voisines. Sa situation est bien choisie par rapport au lac, mais elle est mal entourée par une petite place carrée, formée par des arcades ruinées, et de misérables petites boutiques. Son bap- tistaire est attribué au Bramante. L'architec- ture générale, mêlée et semi-barbare, rappelle l'époque où les arts commencent à renaître, et se livrent à tous les caprices d'un goût encore informe. Partout le gothique élégant est altéré par le mélange de formes grotesques et plus grossières, et des bas-reliefs qui représentent des monstruosités, défigurent la façade dont les pinacles légers sont surmontés de croix dorées; les arceaux terminés en pointes fines , les colonnes enchâssées , contrastent avec des saints et des griffons hideux , qui détonnent dans l'ensemble de l'édifice. On a placé sur les murs de cette église très-chrétienne , des inscriptions (1), et d'autres monumens à la (1) Les inscriptions sont citées par Boxhorn pour ré- futer une histoire orthodoxe , qui voulait que Pline le jeune eût éié un chrétien et un martyr. Flavien Dexter est regardé comme le père de ce conte merveilleux cite LOMBARDIE. 879 mémoire et en l'honneur des païens Pluies , et la statue du plus jeune de ces philosophes cé- lèbres est en pendant sur le frontispiee princi- pal, avec un saint qui lui sourit avec plus de tolérance que les saints n'ont accoutumé d'en avoir pour les philosophes, de quelque siècle et de quelque école qu'ils soient. L'intérieur de cet ancien édifice a le carac- tère imposant et vénérable des siècles dans lesquels il a été fondé et terminé; mais sa net spacieuse, ses arceaux gothiques, son dôme hardi, ses belles masses de marbre blanc, et ses fresques d'un coloris vigoureux , sont dé- parés par les offrandes de la piété et de la reconnaissance des dévots comasques et des dans sa chronique. Suivant une autre autorité, ce fut l'inhabileté de l'architecte de Pline qui occasionna sa conversion : il bâtissait en Crète un palais dédié à Jupi- ter (car les Romains consacraient toujours leurs édifices particuliers à quelque dieu); le zèle d'un prédicateur chrétien s'enflamma à cette vue , et il commença à jurer et à maudire si horriblement, que la maison tomba sur la tête des ouvriers , et laissa le proconsul convaincu de la bonté et de la justice de l'être par la puissance duquel le miracle avait été effectué. Les fanatiques de tous les temps ont eu , à ce qu'il semble , la main bonne poul- ies malédictions; mais malheureusement la formule em- ployée dans cette occasion n'a pas été conservée , pour être jointe à l'ample rituel de saint Ernulphe. 38o LOMIJARDIE. montagnards voisins, qui seraient plus con- venablement étalées dans les magasins des fripiers que dans un monument public. Là , sur une châsse dorée , un cotillon est sus- pendu. « Ce cotillon déchiré était celui d'une pauvre fille, qui, seule et sans secours, avait été ballottée et froissée par les cornes d'une vache (i),» et que la vierge Marie sauva aux dépens dudit jupon, maintenant consacré à sa gloire. Là, une vieille perruque est accrochée près du saint tabernacle , et nous apprend que par l'entremise de saint Àbbondio elle a sauvé une tête qui devait se briser en tombant d'une échelle; et partout sur les piliers, les châsses, les autels, des tableaux qui semblent peints par les plus mauvais peintres d'enseigne , annon- cent la protection spéciale que la Providence accorde à ceux qui ont eu la foi ou le temps d'in- voquer les saints et la Vierge, quand des voitu- res ont passé sur eux sans les blesser, et que des bateaux et des maisons se sont renversés sans leur nuire. Cependant les ministres du temple reçoivent des offrandes d'une nature plus so- lides. Dételles superstition s semblent mainte- ( i) Ail tatterd and torn That belong'd a muiden ail forlorn Who was toss'd by a eow wilh, a cmmplety horn. LOMBARDI*:. 38 1 nant éminemment ridicules aux voyageurs an- glais protestans; mais si les protestans anglais n'offrent plus des cotillons et des perruques à des saints secourables, intermédiaires entre l'homme et la Providence, c'est uniquement parce que leurs pères se sont prononcés har- diment dans la cause de la réforme , parce qu'ils ont violé l'ordre social de ce temps , où l'on croyait les perruques et les cotillons , des objets propres à être offerts au ciel en récom- pense de ses faveurs; où les prêtres encoura- geaient la croyance à ces pratiques superti- tieuses, avec le même zèle qu'ils mettent ac- tuellement à prêcher que les rois ne peuvent faillir, (i) Le collegio Gallio, fondé par un cardinal de ce nom , a quelque célébrité ; et quoique (i) Long-temps après que le Dante et Pétrarque eurent attaqué la corruption de l'Église de leur temps , les nobles anglais, comme les montagnards de Come , mettaient leurs garderobes à contribution pour trouver des offran- des dignes de la Divinité. En 1439, Isabelle, comtesse de Warwick, légua sa robe de drap vert et or, avec de lar- ges manches, à Notre-Dame de JVorcester ; sa robe de noces à l'abbaye de Tewkesbury, avec tous ses babils d'étoffes d'or et d'argent et sans fourrures , en réservant seulement un vêlement de velours rouge pour saint Winifred. (Voyez Dagdale' s Tfarwiek.) 382 LOMEARDIE. fondation monastique, dirigée par Tordre des frères des Scuole pic (i), il paraît être conduit d'après des principes libéraux, et avec beau- coup de bonté et d'attentions paternelles pour les jeunes gens. (2) Un monument massif et sombre, avec un cœur sanglant, placé au-dessus de son lourd portail, donne l'idée d'un ancien hôtel du qua- torzième siècle; c'est au contraire un sémi- naire monastique pour les jeunes filles; et le cœur sanglant ( présenté par une grosse abbesse à un moine joufflu , qui a tout l'air du clerc de la cuisine ), est l'enseigne des jé- suites, par l'ordre desquels le couvent avait été fondé. Un édifice élégant et vaste contraste avec ces antiquités , quoique consacré au même objet. Il a été érigé par les Français pour en faire un lycée , et contient quelques (1) Ces moines, comme les ignorantins de France, s'occupent de l'instruction élémentaire des pauvres, et de leur inoculer en même temps le respect convenable pous les autorités constituées. (2.) Le recteur et le sous-recteur de ce collège sont des hommes très-instruits et très-aimables, qui n'ont rien du moine que l'habit. Nous Irouvâmes deux pianos an- glais dans l'appartement du premier, qui eut un grand plaisir à faire jouer devant nous ses jeunes élèves , toute? les fois que nous avons visité l'établissement. LOMBARDIE. 383 appareils de physique, dont quelques-uns ont été offerts par le spirituel chanoine Gattoni. Le cabinet d'histoire naturelle et les jardins botaniques des professeurs Mocchetti, Solari et Carloni , sont des preuves que la science a fait quelques progrès à Corne , depuis ce temps où Spallazani et ses instrumens causèrent tant de frayeur aux montagnards de ce can- ton. Ces sottes gens qui le prenaient pour un des malliardi , ou sorciers, avec lesquels les inquisiteurs alimentaient autrefois leurs auto- dajé, étaient prêts à lui imposer, pour le punir de son savoir supérieur, le même châtiment que les huit vicaires du Saint-Office infligeaient à tous ceux qui, comme lui, cherchaient à éclairer leur siècle, (i) Les principales ressources de cette reggia (i) François Mural to , chroniqueur du seizième siècle, a écrit que les prêtres de Como avaient donné à ces sor- ciers le nom d'Eretici délia mala compagnia. Leur crime réel était de penser librement sur les matières o/- thodoxes du temps; mais on les accusait de manger des enfans, d'être dans une grande intimité avec le diable, et de tenir des assemblées à minuit sur le sommet des montagnes de Corne, avec les esprits infernaux. En i5i4» on fit brûler trois cents de ces malheureuses victimes d'une infâme politique , parmi lesquels sans doute était plus d'un Spallanzanij car l'Eglise n'aurait eu rien à 384 LOMBARD li:. cittq , sont des manufactures d'étoffes de soie et de coton, assez peu considérables, et soumises à toutes les restrictions qui peu- vent s'opposer à leurs succès ; et les entre- prises de contrebande qui offrent bien plus d'avantages, et qui sont en effet leurs pre- miers moyens d'industrie. La manufacture de draps de MM. Guaita, dans le voisinage du village de Saint - Martin , mérite quelque attention. Dans les vicissitudes historiques de l'Italie, Corne a partagé le sort des plus grandes capi- tales. Sous les gouvernemens espagnols et au- trichiens, ses magistrats subalternes, sous le nom pédantesque de décurions , administraient les affaires municipales, sous l'influence de huit représentans du Saint-Office , ou de tout autre pouvoir, Making thtir wills ihe scope of justice. « Faisant de leurs volontés la règle de la justice. » Sous les Français, Corne devint le chef-lieu du département du Lario, et la résidence d'un craindre d'êtres tout-à-fait insignifians. Ces horribles sa- crifices humains continuèrent à profaner de temps en temps les aimables rives du lac de Como, jusqu'au temps où l'inquisition perdit son pouvoir et son influence; clans le Milanais. LOMBA11D1E. 385 préfet. C'est à présent le siège d'une délégation provinciale, gouvernée par un délégué, soumis lui-même à la surveillance du field officer au- trichien, sous l'oreiller duquel les clefs de la ville sont remises tous les soirs, et qui porte le titre de commandant de la place. Mais quels que soient les défauts intérieurs de Corne, quelle que soit l'obscurité de ses rues et l'insalubrité de son atmosphère, dans l'instant où l'on entre dans une des petites barques si nombreuses dans son port, et où l'on commence à s'éloigner du rivage, la ville se montre sous un aspect différent, et devient un des objets les plus pittoresques de la scène la plus aimable qui ait été dessinée par la na- ture. Les Barcaiuoli ( race aussi distinguée sur le lac de Corne, que les gondoliers sur les la- gunes de Venise) attendent qu'on vienne ré- clamer leurs services , étendus sous la tente de leur bateau : tout en naviguant sur ce lac aussi important pour eux que la mer Atlanti- que, ils déploient leur talent pour la narration topographique, avec autant d'orgueil et de faci- lité qu'un conteur de profession des salons parisiens; et comme ce dernier commence ordinairement en disant: tenez , je m en vais vous couler cela , de même le senti signora (écoutez, madame ) des derniers sert d'intro- i . a 5 386 L0MBARD1E. duction à une histoire dans laquelle la simple description tient lieu de raisonnement. Mal- heureusement leur éloquence est perdue pour la plupart des voyageurs; car senti est le pre- mier et le dernier mot de pur italien qu'ils prononcent pendant toute la narration ; le reste est dit principalement en dialecte comasque, qui est ultra-milanais, et qu'on suit avec beau- coup de peine r même après quelques mois d'habitude. lia baie de Corne est presque entourée par- les villages ou faubourgs de San-Agostino et Borgo Vico. Les bâtimens irréguliers du pre- mier s'élèvent graduellement, appuyés contre la montagne : la grotte et la châsse de saint Donato sont placées sur des hauteurs plus escarpées, et les ruines di* monastère et du village de Brunate couronnent le tout. Ce cou- vent a servi de retraite à une princesse qui vint s'y mettre à l'abri de quelques dangers qui ont échappé à la tradition; et cette princesse, sous le nom de Guglielmina , a été canoni- sée (i) après avoir fait des miracles qui méri- taient bien cette distinction. (i) Le roi d'Angleterre dont cette dame était sœur, n'est point connu. Son département dans la Thauma- thurgie était une partie des attributions de Junon Lu- LOMEARDIE. 387 Le Borgo Yico , baigné par les eaux du lac, est ombragé de l'autre côté par un rideau de collines boisées : son aspect et l'intérêt qui), inspire sont différens de ceux du pauvre et romantique Borgo San-Agostino. Quelques beaux palais au milieu de leurs vignes et de leurs jard '*".:,, bordent le lac et cachent le petit village rustique qui s'étend derrière eux. Les portiques de marbre de la villa Odescalchi (r) s'élèvent sur le sol de l'ancienne villade Caninius Rufus; et la place où l'on suppose que devait être le platane de Pline, est marquée par un superbe tilleul (2). La villa Gallia, autrefois le cine : c'était de faire venir le lait dans le sein des femmes en couche , quand la nature avait négligé de compléter son ouvrage. (1) La villa, ou plutôt le superbe palais du marquis Odescalchi , est un exemple de la passion de bâtir inhé- rente chez les Italiens. Le marquis l'a commencé il y a plus de quarante ans, et il nous a assurés qu'il ne lui fallait plus que douze ans pour le finir : il a maintenant soixante-dix ans, et il n'a point d'enfans. Sa demeure ac- tuelle est une petite chambre dans les cuisines, qu'il occupe pendant qu'on achève son bàtimeut royal; et lo premier jour où il nous montra le palais, nous le prîmes pour un des ouvriers. (2) Voy . Epist. //, Liv. I. — La tradition, qui ne s'em- barrasse guère ni des dates ni des possibilités physiques, met ce tilleul à la troisième génération , depuis le platane ?)S![ L0MBA.HD1E. i misée île Paul Jovc, couvre l'espace qui a été occupé par une des maisons de Pline, ou peut- être par celle de son beau-père, Calphurnius Fabatus. La Casa Grumello était cette aimable retraite à laquelle Giambattista Giovio fait si souvent allusion dans ses Lettere Larianc. L'amour des lettres, et le patriotisme de la famille de Jovius, ont contribué à l'embellis- sement du canton de Corao pendant plusieurs siècles; et quelques descendans de cette noble maison sont encore parmi ses habitans les plus distingués. Le promontoire couvert de bois de cernobio, autrefois la résidence des riches abbés de Clugni, maintenant une co- lonie de bateliers et de pécheurs, se projette dans le lac, et termine la baie; et du coté op- posé il fuit entre les hauteurs de Pizzo et de Moltrasio, et domine les jardins et les cas- cades de la superbe villa de Garuo. Ce palais a été habité par le plus magnifique des princes de l'Eglise, le cardinal Gallio, par qui il a été original : nous avons passé plusieurs soirées délicieuses sous son ombrage , avec un petit cercle d'amis que le hasard avait rassemblés de pays très éloignés. J'espère qu'ils conservent un aussi doux souvenir des heures pas- sées sous l'arbre de Pline , que l'auteur de ces pages.. Ce bel arbre est plan lé au bord du lac, à l'extrémité de Borgo Vico , etles baleauxsont amarrés à ses fortes racines. LOMBARD TE. 3 8g bâti. Les eaux du lac viennent presque laver le seuil de marbre de ses portiques et ses gale- ries ouvertes; et ses grandes fenêtres laissent apercevoir les collines et les rochers dont il est entouré du côté opposé au lac. Il est rare que les promeneurs sur le lac ne jettent pas l'ancre devant le portique de ce palais, maintenant silencieux et désert; et le beau vestibule, duquel on découvre les suites de pièces de deux appartenions opposés, donne le désir de demander à voir le palais, requête toujours facilement accordée par le complai- sant gardien. L'appartement à gauche parait avoir été récemment la résidence d'une femme élégante; une petite bibliothèque, un bou- doir, une chambre à coucher, et une salle de bains communiquant ensemble, et présentant une perspective agréable, sont décorés comme par la main des Grâces, et peintes par un pin- ceau classique (celui de Vaccani). Les pièces de l'autre appartement sont plus riches sans être moins commodes; elles donnent sur les terrasses et les jardins. Un petit théâtre dont les ornemens sont blancs et or, indique que cette demeure a été celle du goût et de la ri- chesse. En passant le vestibule pour gagner le derrière de la maison qui est ouverte de toutes parts, on découvre un paysage d'un caractère 3gO LOMBARDIE. très-différent Des rochers détachés de leurs bases, des blocs de granit épars sur un grand terrain à moitié déblayé, des ruisseaux qui s'élancent des hauteurs et viennent couler dans des canaux creusés sous la terre, des arclics solidement construites, terminent une belle route qui suit les bords du lac, quelque- fois entourée de murailles, dans d'autres en- droits garantie par des fossés , et toujours à l'abri des inondations et assurée avec beaucoup de travail et de dépenses contre la chute des rochers environnans. Ce grand ouvrage, qui durera jusqu'à la fin des siècles, a procuré aux Comasques un chemin sur le bord du lac , dans le seul endroit où il soit possible de faire pas- ser une voiture (i). Cette entreprise vraiment impériale dans son exécution , qui a donné des moyens de subsistance à quantité de familles (i) Le gouvernement autrichien , dans sa frayeur des contrebandiers, a toujours empêché les habitans d'éta- hlir des communications entre les villages qui bordent le lac. Un seigneur, qui dernièrement a fait un chemin qui mène de sa villa à la ville prochaine, nous a dit qu'après en avoir vainement demandé la permission au gouvernement, il l'avait enfin obtenue en intéressant l'Eglise en sa faveur. La permission a été accordée pour que sa famille eût le moyen d'aller entendre la messe- dans l'église voisine. l.OMBARDIE. OQT du pays, a été faite sous le dernier gouverne- ment. Le plan en a été tracé par la même main qui a décoré le boudoir et le théâtre de Garuo; c'est l'œuvre magnifique d'une dame étrangère, qui, fuyant la persécution domesti- que, cherchait dans des occupations de goût, d'utilité, de bienfaisance, à oublier la calom- nie de ses ennemis et l'abandon de ses amis, Mais les rochers du Garuo, les ombrages reti- rés de Como ne sont point un asile pour celle qui a été marquée comme victime de ce tri- bunal secret organisé et présidé par des minis- tres d'état. Aucun lieu ne peut servir de re- fuge contre les familiers de cette inquisition; ils pénètrent dans l'intérieur des familles, ils obstruent les lieux de divertissement publics; aucun principe moral ne les arrête, et l'opi- nion publique n'a point d'empire sur des êtres capables de rendre la bienfaisance elle-même, l'instrument de sa propre destruction, et qui retiennent une main charitable par la crainte affreuse de répandre ses bienfaits sur ceux que la séduction peut engager à la trahir. Telles sont probablement les causes ou quelques- unes des causes qui ont éloigné cette dame d'un pays où elle avait fait tant de bien et ac- quis tant de popularité. Sur un des côtés de la superbe route qui doit son existence à sa mu- 392 i.o;î BARnup. iiificence , un simple marbre apprend au pas- sant que ce grand chemin a été construit par une princesse de la maison d'Est, Caroline de Brunswick. Mais les générations qui habiteront à l'avenir ces montagnes, apprendront avec reconnaissance, que la première route ouverte le long des rives de leur beau lac a été con- struite dans le dix-neuvième siècle par une reine d'Angleterre. Depuis Cernobio et les hauteurs opposées de Geno et Bîevio, avec leurs sept villes , ou plutôt leurs sept petits hameaux , le lac s'étend encore en formant des contours irréguliers et gracieux; et, tantôt plus large, tantôt plus étroit , il se perd dans des bosquets épais ou s'étend dans les terres et forme des baies : son cours a près de soixante milles à travers des campagnes d'une beauté variée, qui présen- tent souvent des déserts sauvages et des images de désolation, et quelquefois les paysages les plus rians et les plus aimables. L'antique village et l'église de Torno s'avan- cent dans le lac au milieu de coteaux couverts d'arbres. La Pliniana, avec ses rochers noirs, ses bois épais et sombres, qui paraissent en- core la retraite des sibylles, ses cascades gron- dantes , ses beautés sauvages, qu'on voit telles que les a décrites, il y a près de deux mille LOMBARDJE. ;k) ) ans, une plume classique; — Nesso, comparé par les Barcaiuoli aux régions infernales, où les lunes d'été, où les soleils cV hiver n'ont jamais pénétré ; — les écueils caverneux de Grosgallia , s'enfonçant jusque dans les pins profonds abî- nies des eaux; et les grandes ombres des mon- tagnes escarpées de la Yaltessina, sont quel- ques-uns des objets les plus frappans, parmi les points de vue qui portent le caractère de la sublimité et de la désolation. D'autres par- ties offrent de charmantes villas, des palais ornés de colonnades de marbre, des bosquets d'orangers et de myrtes, des pavillons, des ca- sinos qui couronnent la cime des promon- toires et des rochers, et jouissent de la per- spective enchantée du lac brillant et des Alpes qui, peu à peu , s'effacent, et se perdent enfin dans la vapeur. Ici, un moulin rappelle la vie champêtre; là, une manufacture donne l'idée des occupations qu'exige tin genre d'existence plus raffiné; mais partout, et au-dessus de tout, se montrent les monumens de l'Eglise, qui s'est toujours emparée des points les plus élevés et des situations les plus fertiles. Des chapelles de pèlerinages occupent le sommet des plus hautes montagnes; des églises, qui se son* conservées à travers les ruines des cloîtres et des abbayes, paraissent au milieu oq4 lombardie. (les îles; on voit pointer des clochers, on en- tend le son des cloches dans les détours les plus sauvages ; des châsses brillent sur tous les coteaux, des autels formés de crânes hu- mains s'élèvent le long des rives, ainsi que des stations à la Vierge, pour recevoir les invoca- tions des matelots, qui la prient de détourner la perfide bourasque : les rocs eux-mêmes sont couverts de peintures des flammes du purga- toire, qui offensent les yeux et attristent l'ima- gination. Les abbés de Clugni et les inquisi- teurs de Corne ne dominent plus, il est vrai, dans ce pays; mais rien n'est oublié pour en- tretenir la superstition qu'ils ont laissée parmi ses pauvres habitans. Les montagnes qui renferment dans leur sein le superbe lac, sont celles des Grisons et la Valteline, qui descendent sans interruption jusque sur la rive, dans la partie supérieure, et qui se dessinent en collines ondoyantes ou présentent les formes les plus bizarres et les plus hardies, du côté deLecco etdeComo. Les plus hauts sommets sont noirs et stériles, leurs flancs se revêtissent Graduellement de massifs de chênes et de châtaigniers (i); des plantations d'oliviers, des mûriers, des vignes (1) Les montagnes de Corne ont toujours été famci ■ -.-■ LOMBA.RDIK. 3fp enrichissent leurs parties moins élevées , où des terrasses artificielles sont construites avec ce qu'il faut juste de terre pour couvrir les racines des arbres : les pauvres et laborieux habitans portent sur leur dos, dans des pa- niers, cette terre, qu'ils déposent sur les ro- chers. Les chamois habitent, dit-on, les plus hautes régions; Ion voit voler l'aigle et le vau- tour au-dessus des bois, et le pélican, la grue, le héron, plongent dans les eaux du lac, qui baignent ses monts. Les Alpes et leurs neiges éternelles terminent d'une part ce magnifique tableau; de l'autre, leDuorao, les clochers et les beffrois de Corne, semblent sortir de l'eau, et viennent ajouter l'aspect d'un lieu habité aux traits d'une nature fière et sauvage, et compléter une des scènes les plus romantiques et les plus variées, (i) pour leurs truffes. Il existe une lettre de saint Ambroise à un autre saint e'vêque de Corne, où il remercie son con- frère de lui avoir fait présent de choses aussi délicate-. Misisti mihi tubera et quidem mirœ magnitudinis . (i) La forme du lac est très-irrégulière. Des rives de Menagio et de Varena, entre lesquelles est sa plus grande largeur, il n'y a que cinq milles : sa longueur de Corne à Chiavenna est de soixante milles. Ses montagnes sont îiches en mines. 3(j6 LQ3IBÀRD1E. Le défaut des paysages du lac de Corne, est d'être surchargés de fabriques souvent gro- tesques ou de mauvais goût, qui tiennent la place de beautés naturelles d'un ordre supé- rieur, ou masquent des monumens de la plus belle architecture. Sur les hauteurs qui do- minent le Garuo, ou villa d'Est, on voit la ville de Saragosse , exécutée en relief et peinte : c'est un monument qu'un ancien propriétaire a voulu ériger en l'honneur des triomphes de l'armée à' Italie; mais, vue du lac, cette repré- sentation a tout-à-fait l'air d'une ville de jou- jou. Les rocs de la villa Tanzi , naturellement pittoresques et sauvages, sont couverts d'ar- cades de briques rouges, de forts, de citadelles avec des canons, de cellules pour des ermites, de grottes pour des monstres, de monumens pour des maîtresses qui n'ont jamais existé , de cénotaphes pour des amis et des parens qui ne sont pas pressés de les remplir; même les bosquets de myrtes de la magnifique villa Som- mariva sont déparés par ces petites figures bi- zarres et fantastiques, taillées dans la pierre, qui ont l'air d'être des portraits de nains ou de crétins, et qui étaient si fort en vogue dans la Lombardie il y a cinquante ans. Quoique le lac de Corne ait été et soit encore L0MBARD1E. 3q7 le lieu (le retraite favori des guerriers retirés et des hommes d'état hors de place (i); quoi- que les habitations humaines y soient entas- sées au point de défigurer ses belles rives , l'aspect général de la contrée a toujours un caractère de mélancolie, de silence, de retraite profonde, qui fait une impression singulière. Le grand nombre de bâtimens ruinés et noir- cis par le temps qui bordent ses eaux, et d'où (i) Le duc de Melzi , comme nous l'avonsdéjà dit, a passé les derniers temps de sa vie dans sa belle villa , sur le lac de Corne. Le général Pino occupe encore à présent son casino près de Cernobio, et le comte Sommariva vient tous les ans inspecter les travaux qu'on fait dans sa maison et ses jardins , près de Cadenabia. En général, les nobles milanais qui ont des villa sur les bords du lac , entre Corne et Cadenabia (qui peut être regardée comme la première poste du voyage et oii l'on trouve une jolie petite auberge), y passent seulement un jour ou deux chaque fois qu'ils viennent les visiter. Dans un de ces courts voyages nous eûmes le plaisir d'être reçus dans la villa Tanzi , située près de la célèbre Pliniana , et dans la villa Balbianello qui appartient au comte Porro. Cette dernière jolie petite villa couronne le sommet d'un pro- montoire qui partage le lac en deux bassins. Du portique ouvert sous lequel les barques mettent à l'ancre , on a des deux côtés une vue enchanteresse , aussi-bien que de la maison qu'on suppose avoir été la Comedia de Pline . comme la Pliniana était celle qu'il appelait fantastique- ment sa Trascdia. 3<ï8 LOMUARD1E. l'on aperçoit, par leurs fenêtres sans châssis, les têtes des sbires autrichiens qui s'allongent au moindre bruit de rames, ou les visages amaigris des pauvres ouvriers en soie, ajoute à la tristesse de la scène. L'absence de toute communication par terre (n'y ayant pas une seule route le long du lac, hors celle de la villa d'Est) prive le pays de ce mouvement, de ce bruit des occupations rurales , sans lesquels un paysage est inanimé. Le cri des oiseaux d'eau , les cloches aux heures des offices , le battement mesuré des rames, et, le soir, les chœurs rustiques des nombreux paesi (r) dont les accens lointains viennent se perdre sur les bords du lac, sont tous cependant des sons bien appropriés à l'expression du paysage. Un fait singulier, c'est que plusieurs des villages qui s'élèvent au-dessus du lac, n'ont que des habitans féminins, et paraîtraient (i) Le mot village ne traduit pas bien le mot paese , terme qui ne doit pas donner l'idée d'une commune ru- rale. C'est une rue longue , étroite et malpropre , bordée de lourdes maisons en pierres noircies par le temps et dépourvues de fenêtres, au bout de laquelle se trouve une église avec une haute tour de forme carrée , dont le toit est bas et tronqué : l'aspect général rappelle plutôt une ville dévastée par la guerre, qu'une réunion d'ha- bitations champêtres. LOMUARDIK. Dty) tout-à-fait déserts si l'on n'apercevait pas de loin en loin quelques enfans et quelques fem mes portant sur leur dos des paniers de terre pour former une terrasse et y planter une vigne ou un olivier. Le manque de terre la- bourable et de marché pour les besoins de la vie, a de temps immémorial occasionné l'émigration des hommes de cette contrée. Ces pauvres Comasques vont presque dans tous les pays, non point comme les Suisses pour offrir leur service mercenaire à tous les tyrans qui veuleut bien acheter leur sang pour oppri- mer les libertés des peuples; mais pour faire de petits négoces qu'ils conduisent avec au- tant d'industrie que de frugalité. Ce sont eux qu'on rencontre partout avec des baromètres, des miroirs, des estampes coloriées, des cadres dorés (i), et d'autres ouvrages, produits de l'industrie de leur pays natal. Quand ils sont assez heureux pour accumuler par un travail assidu et la plus rigide économie, ce qui leur est strictement nécessaire pour exister, ils quittent gaîment les rues de Paris , de Londres, de Madrid, et reviennent dans leurs solitudes natives, qui sont toujours pour eux la terre de (i) Les marchands de figures de plâtre sont principa- lement de Lucca. /jOO LOMBARDIÊ. Canaan. Quelquefois ils retournent après une longue absence , et retrouvent la jeune femme et le petit enfant qu'ils avaient laissés, flétris par le temps et la misère; eux-mêmes n'ont souvent eu que la force nécessaire pour at- teindre leur cher paese ()) , et mourir au moins dans leurs foyers. D'autres fois, ils rapportent d'assez amples moyens de subsistance; et plus rarement, ils peuvent acheter les terres qu'ils ont autrefois labourées. On est heureux de pouvoir ajo:. qu'un des plus riches possidenti (propriété h du pays en est sorti il y a quarante ans as quelques baromètres et une marmotte, qui ont été les fondemens d'une fortune mainte- nant très-libéralement employée. Pendant l'occupation des Français, ce sys- tème d'émigration a beaucoup déchu, en par- (i) Ces paesi sont habituellement désignés par le* noms d'Espagnols , Français , Américains , etc. , d'après les -lieux favoris d'émigration des habitans. Les différent paesi vivent dans une rivalité continuelle, et sont à leur tour en butte à ia raillerie desBarcaiuoli qui font des pro- verbes contre eux ; ils disent de Cologne : Brutta la terra nia peggio le donne ( mauvaise terre et pire femmes) r et de Messo, en faisant allusion à l'influence des prêlres : Génie da bene non puo essere perche là son preti (il n'y a point d'honnêtes gens où l'on voit tant de prèlresj. LOMBARDIE. 4° l lie à cause de l'état d'agitation de l'Europe , en partie à cause d'un marché qui fut alors ou- vert à l'industrie, et de plus, parce que le service militaire employait un grand nombre d'hommes. Cependant rien ne pouvait être pins pénible et plus rebutant pour le paysan comasque : ils ont depuis long-temps appris à regarder la poltronnerie comme une vertu chrétienne. Un paysan qui, dans ses voyages, aurait risqué sa vie en montant sur un arbre élevé, ou dans quelque autre entreprise hardie, serait puni par une longue pénitence. On les a accoutumés à trembler à la vue d'un soldat , et l'on ne voit plus rien de cette valeur qui les a rendus si formidables dans les guerres contre la France , quand les Comasques tinrent contre Louis xu, après la reddition du Milanais. Les bateliers sont particulièrement remarquables par cette couardise, que la perfidie du lac con- tribue à entretenir. Les Comasques sont laids (i) de traits, et leur visage porte une empreinte de tristesse (i) Les enfans sont charmans, pleins d'intelligence et de grâce; mais la superstition, la négligence, un dur travail , les déforment et les abrutissent. Les vieilles i'einmes sont des monstres. /.}02 LOMBARDIE. qui vient peut-être des images terribles de mort, que les prêtres ont multipliées de tous côtés. La mort est le mot qui se trouve le plus fréquemment sur leurs lèvres, et ils reportent souvent leurs pensées sur i poveri morti. Les épargnes qu'ils font sur leur subsistance jour- nalière, servent à payer des messes pour les pauvres morts; et dans les soirées sombres, on voit de petits groupes, prosternés devant les chapelles de la mort formées de crânes et d'ossemens ( si communes dans leurs villages), offrant leurs prières et se livrant aux réflexions mélancoliques que de tels objets doivent né- cessairement inspirer. Les paysans comasques ne connaissent guè- res d'autre nourriture que leur polenta (i) et les fruits que leurs montagnes produisent; mais quoique la nécessité les ait rendus habi- tuellement sobres, ils se livrent volontiers à des excès quand ils en trouvent l'occasion, lies Comasques, tout pauvres , dévots et labo- (i) La polenta est une espèce de potage faite avec du mais, ou de la farine de châtaigne. Elle a été le sujet de plus d'uu chant national , comme la nourriture prin- cipale du pays. De même les Irlandais vantent leurs pommes de terre, et les Gallois boivent à la santé de leurs f^-omaçe?. LOMBARDJE. /JO^ rieux qu'ils sont, ont diverses époques de divertissement et de repos. Ils célèbrent leurs dimanches sur le lac, où long-temps après la chute du jour, quand les ombres des monta- gnes obscurcissent les eaux, ils continuent de conduire à la rame leurs petits bateaux ou les laissent flotter; ils exécutent des chœurs de musique montagnarde, souvent chantés en par- ties avec une justesse et un ensemble qui leur sont naturels : même les petits enfans forment , en chantant leurs airs , des basses et des seconds dessus; et plusieurs Barcaiuoli ( qui sont les poètes du lac ) nous ont assurés que leur poésie égalait leur musique. Mais les grandes tètes sont toutes consacrées par l'Eglise, surtout les anniversaires des saints patrons des paroisses, qui rappellent nos anciens wakes (1) anglais, tels qu'ils étaient il y a plusieurs siècles, avec certains changemens nécessités par la diffé- rence de mœurs et de climat. Pendant notre résidence d'été sur les bords du lac , nous avons vu quelque-unes de ces fêtes patronales; mais celle de saint Abbondio, patron du diocèse et de la cité de Cume , nous parut la plus singu- lière et la plus amusante. L'intérêt particulier (1) Fêtes villageoises à l'occasion de quelque solennité religieuse. 4o4 LOMBA.RDIE. qu'elle inspirait naissait de sa connexion avec des événemens politiques. Dans l'été de 1819 , l'empereur avait annoncé sa bienfaisante inten- tion (la sua benefica intenzione) de visiter ses états d'Italie , de passer quelques semaines à Milan , et de naviguer sur le lac de Corne avec toute sa cour, dans une splendeur à laquelle rien ne pourrait être comparé dans les fastes des voyages impériaux, pas même celui de Cléopâtre sur le Cydnus. Le delegato avait reçu l'ordre de dépenser quelques mille francs pour faire construire une barge qui devait surpasser le serpent du vieux Nil : ordre que, dans la loyauté de son cœur, il avait considé- rablement excédé. L'Opéra et la Cathédrale furent mis en réquisition; toutes les vieilles femmes furent occupées à faire des lanternes de papier pour illuminer la ville; la garnison autrichienne reçut plus de coups de canne et fit plus souvent l'exercice qu'à l'ordinaire. Les autorités commandèrent la joie, et les répéti- tions des vivats furent si fréquentes, que la police devint aussi enrouée que les grues qui , effrayées par leurs cris, avaient fui leurs an- ciennes demeures; quand tout à coup, au moment où la barge, les lanternes, les feux d'artifice étaient entièrement prêts, on reçoit la nouvelle que l'empereur et l'impératrice , à LOMBARDlt, ZJo5 yingt-cinq lieues de Milan, ont pris la résolu- tion de ne pas aller plus loin : la réception qu'on leur avait faite à Venise et à Padoue , et celle qu'ils s'attendaient à trouver à Milan, avaient soudainement refroidi leur benefîca intenzione ; ils se dispensèrent de leur navi- gation pompeuse sur le lac, et retournèrent en poste à Vienne. Ce désappointement plongeait les autorités constituées de Corne dans le désespoir , quand les têtes de l'Église eurent l'idée de suggérer aux tètes de l'état, que ce qui avait été pré- paré en l'honneur de l'empereur François, pouvait convenir à saint Abbondio, dont la fête approchait; et que les pompes mondaines, qui devaient attirer tant d'étrangers et raviver en même temps le commerce et. la fidélité des sujets de Corne, n'amèneraient pas moins le blé au moulin, quand elles seraient employées à un ohjet religieux. En se conformant à cette opinion, on fit imprimer, circuler dans le pays, et afficher sur les portes de la cathé- drale , le suivant avviso sagro : Avertissement sacré. Les feux d'artifice que le peuple ( c'est-à- dire la municipalité) de Corne avait préparés pour témoigner sa joie à l'arrivée désirée de /jOG LO.MIURDIE. LL. MM. II. et RR. dans cette royale cité, don- nent les moyens de célébrer cette année la fête de saint Abbondio, patron du diocèse et de la ville, d'une manière singulière et brillante. A cet effet, lesdits feux d'artifice ont été cédés par la commune aux personnes pieuses qui doivent, de concert avec les autorités, met- tre le feu à la grandiosa macchina qui repré- sente un temple, le soir du 3i août, fête de notre saint protecteur : ainsi la pompe usuelle de la cérémonie sera considérablement aug- mentée. Monseigneur notre évêque officiera solennellement. Dans ces favorables circon- stances, tous les fidèles pourront participer aux trésors inestimables de la bénédition pa- pale, d'une indulgence plénière, et jouir en même temps du spectacle magnifique du feu d'artifice. Corne , 14 août 1 819. Imprimé par Ostinelli , imprimeur épis- copal. Il n'est pas nécessaire d'ajouter que la fête de saint Abbondio, célébrée avec la pompe accoutumée, en y joignant la bénédiction et les indulgences papales qui donnaient la ré- mission de trente ans de péchés, et de plus, le spectacle des feux d'artifice, attira une foule plus grande qu'à l'ordinaire; et que les LOMB&RD1E. 4°7 àévots et les gens dissipés , ceux qui cher- chaient le plaisir comme ceux qui couraient après les absolutions, furent également em- pressés de se rendre à l'invitation. Le jour de la fête commença dans toute la splendeur d'un ciel italien ; les eaux étaient azurées et brillantes comme le firmament; tous les clo- chers étaient resplendissans sous les rayons du soleil , toutes les choches sonnaient , de- puis le Duomo jusqu'aux rives de la Chiavenna. Il n'y avait pas une montagne, pas un paese de ce canton qui n'eût envoyé ses habitans à la plus belle fête de la saison; les uns s'em- barquaient sur le lac dans leurs habits des dimanches, de couleurs vives et tranchantes, conduisant à la rame leur petit bateau, qui s'enfonçait dans l'eau jusqu'au bord par le poids dont il était chargé; d'autres naviguaient hardiment à la voile, avec des bannières flot- tantes; les dévots de l'intérieur des terres descen- daientdes collines de Saint-Fermo et de Sain t-El- mo, et les femmes se distinguaient de très-loin par leurs poinçons brillans. Tous se dirigeaient vers le vénérable Duomo, où se lisait en grandes lettres d'or, Indulgenzia plenaria. La fête com- mença par une messe en musique où l'archevê- que deCome officia in pontificalibus , et où se dé- 4o8 LOMBARDIE, ployèrent les cérémonies les plus somptueuses de la plus somptueuse et de la plus attrayante des religions. Le même orchestre qui avait exécuté la veille le cenarentola à l'Opéra, et ac- compagné les tours de gobelets , jouait main- tenant les mêmes airs de Rossini , pendant la célébration du plus imposant des mystères. Le reste du jour fut employé à courir, man- ger, prier, et voir pulchinello , jusqu'au mo- ment où la cloche, en sonnant la bénédiction, annonça l'arrivée du soir et le commencement des feux d'artifice si long - temps attendus. Alors les barques pleines de curieux s'avan- cèrent dans le lac pour mieux jouir de l'effet du spectacle, les rives étaient couvertes d'une multitude empressée , et une joyeuse espé- rance se peignait sur tous les visages. Mais soudain l'atmosphère montre ces phénomènes météoriques si redoutés, qui précèdent l'ef- frayante burrascal l'éclair sillonne les nues, — ■ le tonnerre gronde à travers les montagnes; — le lac s'enfle, et la pluie tombe comme on ne la voit tomber qu'en Italie, en larges nappes d'eau qui coulent sans interruption. En vain le mo- ment assigné pour ïncendiare la grandiosa mac- china fut avancé ; la pluie était déjà trop forte , et quelques fusées avortées et perdues dans la LOMBARDIE. 4°9 fumée, furent tout ce qu'on obtint d'une ma- chine si énorme et si compliquée. Les cou- ronnes impériales refusèrent de s'allumer pour des spectateurs vulgaires; et les devises loya- les ainsi que les présenteurs d'adresses des coins de rue dans notre pays, ne voulurent point faire briller leurs lumières devant des hommes. Les timides bateliers invoquant tous les saints du calendrier , s'efforçaient de ga- gner quelque port ou baie; la foule s'enfuyait du rivage , et cherchait avec des habits tout trempés un refuge contre la tempête (i). Il était évident que les offrandes n'avaient pas été accueillies, et que saint Abbondio ne s'était point soucié d'être un pis aller pour l'emploi de leurs pompeux préparatifs. Lais- sant les lanternes de papier et les temples de feux d'artifice, To low ambition , and the pride of kings. » A la basse ambition et à l'orgueil des rois,» le bon saint montra qu'il ne demandait rien (i) Les orages sur le lac sont fréquens , soudains, et souvent très-dangereux. Ces tempêtes, qui font la ter- reur du batelier, sont attribuées à la coopération de deux vents , le tivano et la breva - le premier souffle du nord , depuis la cbute du jour jusqu'au lever du soleil ; le der- nier, depuis midi jusqu'au soir. 4 IÛ tOM BAUME. (le plus que les anciens rites légitimes qui avaient été célébrés de temps immémorial, par ses dévots, dans le Duomo et au cabaret. Ce fut inutilement que les paysans retour- nèrent chez eux, bénis par le pape, et absous par l'Eglise; la tempête et les feux manques étaient le sujet de toutes les conversations. Le saint perdit même beaucoup de sa popu- larité, et reçut peu d'invocations tant que du- rèrent les regrets des plaisirs perdus; car des plaisirs ne sont point compensés par trente ans d'indulgence plénière. Nous fîmes notre première connaissance avec les paysages du lac, pendant notre sé- jour chez une dame distinguée par son goût pour les beautés de la nature, et par une agréable conversation , qui nous parut éga- lement intéressante dans les retraites de Corne, et dans les cercles élégans de Paris. Notre voyage dans ce canton ne devait d'a- bord durer que quelques jours ; mais, retenus par le charme de la scène, nous devînmes les locataires de Villa Fontana, et nous pourrions presque dire les hôtes aussi-bien que les loca- taires de l'aimable et excellente famille à qui elle appartient. A l'extrémité de Borgo Vico , dans un vigno- ble qui descend jusqu'au bord du lac, et à LOMBARD [E. 4IT quelques pas du tilleul de Pline, s'élève la Villa Fontana. Elle consiste en deux petits bâtimens blancs et simples, qui présentent au voyageur anglais, à mesure que sa bar- que glisse sur le lac, une image qui peut lui rappeler Tordre, le bien-être établi dans son propre pays. L'un de ces deux pavillons est destiné à recevoir des étrangers bien re- commandés , que l'admiration, excitée par cette vue enchanteresse, induit à s'arrêter quel- que temps pour contempler ses beautés ; l'autre renferme toutes les vertus qui hono- rent l'humanité , dans quelque classe ou dans quelque pays que ce soit; l'instruction , la bra- voure , l'innocence, et les affections domesti- ques. A l'intéressante société que cette famille nous fournit, nous eûmes le bonheur de join- dre celle de quelques dames anglaises, de beau- coup de mérite, et quelques visites de nos chers amis de Milan. Les bons pères des Scuole pie nous permirent d'user de leur bibliothè- que, riche en histoires locales; et les villas Balbianino et Lambertenghi nous étaient tou- jours ouvertes ; enfin les montagnes de Como, ses bois, ses vallées, son lac, devinrent pour nous Daily haunls and ancient neighbourhoods . « Des lieux hantés journellement , un ancien voisinage; » ZjI2 LOMBARDIE. et quand les palais des rois, les salons des princes que nous avons visités, seront effacés de notre mémoire, les mois passés à la Prilla Fontana y conserveront toujours leur place dans le calendrier des jours heureux. FIN DU TOME PREMIER. TABLE DES MATIERES CONTENUES DANS LE TOME PREMIER. ITALIE. (chapitre Ier. Essais historiques. — L'Italie sous les Lombards. — Sous les républiques. — Sous la do- mination de l'Espagne et de l'Autriche. — A l'épo- que de la révolution française Page i Chap. IL Passage des Alpes. — Lens-le-Bourg. — Le Mont-Çénis. — État ancien et actuel de la route, — Passage de l'armée française. — Etat des forces militaires en France à l'époque de la révolution et de l'invasion de l'Italie 38 Chap. III. Piémont. — Suse. — Route de Turin. — Turin ; son aspect. — Églises. — Palais. — Univer- sité. — Académie. — Changemens effectués par les Français et depuis la restauration. — Professeurs. — Théâtres. — Alfieri. — Environs. — Villas. — Vigna délia Regina. — Conclusion G2 Chap. IV. Piémont. — État de la société avant la ré- volution. — Changemens opérés par les Français. — Retour du roi. — Constitution du comte Cerutti. — État présent de la société 100 Chap. V. Lombardie. — Route de Milan. — Paysans. — Douaniers des frontières. — Bufalora. — Milan. —Rues , population , églises. — Duomo. — Anec- 4 l4 TABLL DES MATIÈRES. dotes. — Le ballet du pape. — Réforme des églises. — Couvent et église de Sta-Maria délie Grazie. — La Cène de Léonard de Vinci. — Anecdotes. — Brera. — Anecdotes historiques. — Institut des gouvernemens révolutionnaires. — Ses galeries de peinture , médailles, etc. — Bibliothèque Ambro- sienne.— Manuscrits de Léonard deYinci. — L'abbé Mai. — Manuscrit Palempsestiques. — Palais du Vice-roi. — Théâtres — de la Scala , la Vestale. — Théâtre patriotique , théâtre de Girolamo. — Théâtre Italien. — Critique du Quarterlyreview. — Sylvio Pellico. — Association proposée pour l'a- mélioration de l'art dramatique Page \l\\ Chap. VI. Lombardie. — Milan. — Édifices publics. — ForumBonaparte. — ArcduSimplon. — Arène. — Jardins publics. — Villa Reale. — Manufactures royales. — Galerie du professeur Breislac. — Bcn- venutoCellini. — Ecole égyptienne. — Pensionnat impérial. — École de Lancastre. — Palais de par- ticuliers , anciens et modernes. — CasaTrivulzio. — Bibliothèque. — Collection. — Heures de Léo- nard. — Casa porro Lambertenghi. — Collection Malaspini. — Casa Lilta. — Villas. — Cinesello. — Balsamo. — Casino Trivulzio. — Villa réale de Monza. — Cathédrale. — Couronne de fer de Lom- bardie. — Couronnement de Napoléon 23/f Chap. VII. Lombardie. — Gouverncmentautrichien en Italie , sous Marie-Thérèse. — Sous Joseph n. — Sous Léopold. — Invasion française. — Gouverne- ment provisoire de Milan. — Le duc de Melzi. — ■ Armée d'Italie. — République italienne. — Royau- me d'Italie. — Cour du prince Eugène. — Réforme TABLE DES MATIÈRES. /j 1 5 dans les mœurs. — i8i4- — Sort de l'armée d'Ita- lie.— Restauration. — Royaume Lombardo-Vé- nitien. — Anecdotes. — Esprit du gouvernement actuel de Lombardie sous les Autrichiens. — Con- seil aulique. — Conclusion 28(1 Chap. VIII. Lombardie. — Société et mœurs avant la révolution. — Pendant l'occupation des Fran- çais. — Depuis la révolution. — Indépendance italienne. — Citadini, Casino nobile. — Corso. — Dialecte milanais. — Dames de Milan 3/(8 Chap. IX. Lombardie. — Como. — Anecdotes histo- riques. — Pline. — Paul Jove. — Ville de Corne. — Soldats et douaniers. — Duomo. — Anciennes in- scriptions. — Collegio Gallio. — Lycée. — Collec- tions. — Commerce. — Aspect de la ville. — Vue du lac. > — Barcaiuoli. — Faubourgs. — Villas. — PalaisduGaruo. — Nouvelle route. — Espionnage. — Paysages du lac. — Villageoises. — Paysans. — Leur musique. — Fétespatronales. — Fêtedesaint Abbondio. — Invita sagro. — Villa Fontana. — Conclusion 3- t FIX DE LA TABLE. PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY °0520671 6049 NfV